Zarathoustra a t'il existé ? Les faits

Il est l’un des noms les plus anciens de l’histoire religieuse de l’humanité – mais aussi l’un des plus insaisissables. Zarathoustra, ou Zoroastre selon la forme hellénisée, est connu comme le prophète du zoroastrisme, cette ancienne foi monothéiste née quelque part entre les montagnes de l’Iran oriental et les steppes de l’Asie centrale. Il aurait été le premier à proclamer l’existence d’un dieu unique, Ahura Mazda, et à opposer avec une rigueur éthique inédite la Vérité au Mensonge, le Bien au Mal, la lumière aux ténèbres. Rien que cela suffirait à lui assurer une place parmi les grands fondateurs religieux de l’histoire.

Mais voilà : plus on cherche à retrouver l’homme derrière le mythe, plus le brouillard s’épaissit. Aucune date certaine, aucun lieu de naissance, aucun récit biographique fiable ne nous est parvenu. Les textes les plus anciens qui évoquent Zarathoustra sont ambigus, les plus détaillés sont bien trop tardifs pour être considérés comme des sources directes. Et pourtant, son nom résonne depuis des millénaires, des hymnes avestiques aux écrits de Nietzsche, des temples du feu aux études savantes. Que reste-t-il donc de l’homme historique – s’il a existé ?

C’est cette question centrale, à la fois simple et vertigineuse, qui sert de fil conducteur à cette enquête. Non pas dans une perspective mystique ou apologétique, mais dans un esprit strictement historique et académique, en mobilisant des sources vérifiables, des faits établis, et en s’appuyant sur les meilleurs travaux des spécialistes du monde iranien ancien.

L’objectif n’est pas de trancher une bonne fois pour toutes, car une telle certitude est sans doute hors de portée. Il s’agit plutôt de dresser l’état des lieux des connaissances, d’explorer les arguments pour et contre, de mesurer le poids des hypothèses et la qualité des preuves. En somme : de penser historiquement une figure religieuse qui a traversé les siècles, souvent plus évoquée que comprise.

Cette enquête suit un cheminement clair : comprendre d’abord ce qu’est le zoroastrisme et ce que disent ses textes fondateurs ; puis passer en revue les différentes sources sur Zarathoustra – avestiques, pahlavi, gréco-romaines – ; analyser ce que l’archéologie et l’Histoire nous permettent d’en conclure ; enfin, confronter les principales hypothèses sur sa datation et discuter les arguments avancés par les chercheurs qui affirment ou contestent son existence.

I. Le zoroastrisme : une tradition religieuse ancienne et structurée

Avant de chercher à savoir si Zarathoustra a existé, il faut d’abord comprendre la religion qui lui est attribuée. Le zoroastrisme n’est pas un courant marginal ni un système ésotérique disparu sans trace. Il s’agit d’une tradition religieuse puissante, longuement pratiquée dans l’espace iranien, et qui a laissé des textes, des pratiques rituelles, des communautés vivantes, et même une influence durable sur d’autres religions. Comprendre le zoroastrisme, c’est approcher le monde intellectuel dans lequel la figure de Zarathoustra prend forme.

2.1. Une théologie dualiste fondée sur le choix moral

Au cœur du zoroastrisme se trouve la foi en un dieu unique, Ahura Mazda, que Zarathoustra présente comme le créateur du monde, de la lumière, de la vérité et de la vie. C’est un dieu bon, sage, mais pas tout-puissant dans le sens classique : son pouvoir s’exerce en opposition à Angra Mainyu (ou Ahriman), l’esprit destructeur, source de chaos, de mensonge et de mort. Le monde est le théâtre d’un conflit cosmique, dont l’issue dépend aussi des choix des humains.

Ce dualisme moral n’est pas seulement cosmologique : il est profondément éthique. L’homme est libre de choisir entre deux voies : celle de la vérité (asha), ou celle du mensonge (druj). Le salut dépend non de la naissance, du sacrifice ou de la soumission, mais de l’adhésion personnelle à la justice et à la pensée droite. La célèbre formule zoroastrienne — « bonnes pensées, bonnes paroles, bonnes actions » — résume une vision fondée sur la responsabilité individuelle.

2.2. L’Avesta : un corpus sacré à l’histoire complexe

Le principal recueil de textes zoroastriens est l’Avesta, transmis oralement pendant des siècles avant d’être mis par écrit, probablement sous les Sassanides (IIIᵉ–VIIᵉ siècle apr. J.-C.). Il comprend des prières, des lois, des hymnes, des récits mythologiques. Il ne nous est parvenu que de manière fragmentaire : selon la tradition, une grande partie aurait été détruite à l’époque d’Alexandre le Grand ou perdue plus tard.

Au sein de ce corpus, les Gathas occupent une place unique. Il s’agit de dix-sept hymnes en vieil avestique, à la langue archaïque, attribués directement à Zarathoustra lui-même. Ces textes ont une tonalité profondément personnelle : le locuteur parle à la première personne, s’adresse à Ahura Mazda, évoque ses doutes, ses opposants, ses espoirs. Jean Kellens considère ces hymnes comme « le noyau doctrinal primitif » du zoroastrisme, révélant une pensée structurée et originale, très différente de la tradition indo-iranienne sacrificielle.

Ce que disent les Gathas, c’est la voix d’un prophète engagé, isolé, appelant à la réforme spirituelle dans un contexte de crise. Ils n’offrent cependant aucune biographie complète, aucun récit de vie. On y devine un personnage historique, mais à travers le prisme d’une parole religieuse, non d’un récit historique.

2.3. Une tradition vivante, un héritage durable

Le zoroastrisme a été la religion d’État des empires mède, achéménide, parthe et sassanide, avant d’être marginalisé après la conquête islamique. Aujourd’hui, il est toujours pratiqué par des minorités zoroastriennes en Iran et en Inde, notamment par les Parsis, descendants des zoroastriens ayant fui vers le Gujarat après le VIIᵉ siècle.

Au-delà de ses fidèles, cette tradition a marqué en profondeur la pensée religieuse mondiale. On lui attribue une influence sur le judaïsme post-exilique, puis indirectement sur le christianisme et l’islam, à travers des concepts comme le jugement dernier, l’ange déchu, l’enfer ou le messie.

Ainsi, le zoroastrisme est bien une tradition religieuse cohérente, ancienne, et historiquement attestée. Qu’un homme nommé Zarathoustra en soit réellement à l’origine ou non, son nom est associé à une réforme spirituelle majeure. C’est ce lien entre la pensée et la personne que nous allons maintenant explorer.

II. Les sources sur Zarathoustra : entre silence, poésie et légende

À ce stade de notre enquête, une question se pose naturellement : sur quoi se fonde, concrètement, la figure de Zarathoustra ? Est-elle le produit d’une tradition orale amplifiée par les siècles ? D’un personnage réel dont le souvenir s’est progressivement sacralisé ? Ou bien d’un mythe doctrinal, personnifiant une réforme religieuse anonyme ? Pour avancer, il faut examiner les sources disponibles – pas ce que la tradition a voulu croire, mais ce qui nous est réellement parvenu.

Les documents évoquant Zarathoustra se répartissent en trois grands ensembles : les textes avestiques, les récits de la tradition zoroastrienne tardive, et les témoignages extérieurs (notamment gréco-romains). Chacun a ses limites, mais aussi sa part d’éclairage.

3.1. Les Gathas : un prophète en première personne

Les Gathas, que la tradition attribue à Zarathoustra lui-même, constituent la source la plus ancienne et la plus crédible le concernant. Ce sont des hymnes poétiques rédigés dans un dialecte très archaïque de l’avestique, probablement plus ancien que le reste de l’Avesta. Ils expriment, à la première personne, la pensée d’un homme en lutte spirituelle, engagé dans une prédication souvent difficile, face à l’hostilité d’un environnement social complexe.

Dans ces hymnes, Zarathoustra dialogue avec Ahura Mazda, dénonce ses adversaires – souvent identifiés comme des prêtres adeptes du mensonge (druj) – et évoque un protecteur royal, Vishtaspa, qui serait le premier souverain à avoir embrassé sa doctrine. Ce patronage royal constitue l’un des seuls ancrages socio-politiques du texte.

Mais ces Gathas ne forment pas un récit biographique. Elles ne nous apprennent ni la date de naissance du prophète, ni le lieu précis de son activité, ni les circonstances concrètes de sa mort. Le ton est spirituel, doctrinal, éthique – et non narratif. Comme l’écrit Jean Kellens : « Le Zarathoustra des Gathas est un poète, un réformateur religieux, mais il ne nous laisse pas de mémoire de son histoire » (Études avestiques).

Il n’en reste pas moins que ces textes semblent porter la marque d’une voix humaine réelle, et non d’une fiction littéraire. Mary Boyce souligne que « l’unité doctrinale et le style personnel des Gathas plaident fortement pour un auteur unique, dont la réforme religieuse a profondément marqué son époque » (Zoroastrians).

3.2. Les traditions tardives : biographie, miracles et légendes

Longtemps après la composition des Gathas, des auteurs zoroastriens ont rédigé en moyen-perse (pahlavi) des œuvres systématisant la théologie et l’histoire sacrée du zoroastrisme. Parmi ces textes, le Dēnkard (IXᵉ siècle) et le Bundahishn sont les plus riches en récits concernant la vie de Zarathoustra.

Ces traditions racontent une biographie complète, dont les éléments sont typiques des récits hagiographiques : naissance miraculeuse (il rit en venant au monde), révélation divine à l’âge de 30 ans, prédication difficile, victoire sur les sorciers, conversion du roi Vishtaspa, mort violente à l’autel. On y apprend aussi que trois fils spirituels naîtront de sa semence préservée dans un lac sacré, pour parachever l’histoire du monde. Tout cela participe d’une construction mythologique structurée.

Pour Jacques Duchesne-Guillemin, ces récits relèvent davantage de la doctrine que de l’histoire : « Ce que nous savons de Zoroastre vient de textes tardifs, influencés par la théologie et l’exaltation nationale. Ce n’est pas un récit historique, mais une célébration » (Le zoroastrisme).

Ces textes ont pourtant une valeur : ils témoignent de l’importance continue de Zarathoustra dans la mémoire zoroastrienne, et de la cohérence du personnage dans la tradition savante de sa religion, même plusieurs siècles après les faits supposés.

3.3. Les auteurs gréco-romains : entre admiration et confusion

Le nom de Zoroastre apparaît également dans les œuvres de nombreux écrivains grecs et latins, depuis Xanthos de Lydie (Ve siècle av. J.-C.) jusqu’à Diogène Laërce, Plutarque, ou encore Pline l’Ancien. Tous en font le portrait d’un sage oriental, mage, philosophe, parfois même astrologue ou magicien.

Mais ces auteurs sont dépourvus d’informations précises. Certains situent Zoroastre des milliers d’années avant leur époque. Pline l’Ancien écrit par exemple qu’il aurait vécu « six mille ans avant Platon ». Ce genre de datation mythique montre bien que le personnage avait déjà été sacralisé dans l’imaginaire grec, sans lien avec des sources historiques fiables.

Il reste que ces témoignages montrent que la figure de Zoroastre était largement connue et respectée dans l’Antiquité classique. Plutarque affirme que « les mages se réclament de Zoroastre », et Diogène Laërce le cite comme un philosophe d’importance. Leur usage du nom témoigne d’une réputation durable, bien que confuse.

3.4. Un point commun : jamais contesté comme personne réelle

Fait intéressant : aucune de ces sources, qu’elle soit religieuse ou profane, ancienne ou tardive, ne remet en question l’existence de Zarathoustra. Tous, sans exception, parlent de lui comme d’un homme ayant vécu, enseigné, fondé un culte. Même si les détails divergent, le consensus implicite sur sa réalité traverse les siècles.

Ce n’est que bien plus tard, dans le cadre des études modernes, que la possibilité d’un personnage symbolique ou mythique a commencé à être posée. Mais pour comprendre pourquoi cette question est apparue si tardivement – et ce qu’on peut raisonnablement soutenir aujourd’hui – il faut examiner ce que l’archéologie, l’histoire et la philologie peuvent encore nous apprendre.

III. Archéologie et histoire : que peut-on conclure sur Zarathoustra ?

La tradition religieuse zoroastrienne affirme que Zarathoustra a existé. Les Gathas donnent voix à un prophète parlant à la première personne. Les textes postérieurs dressent un portrait narratif complet. Les auteurs grecs le reconnaissent comme un homme réel, parfois même fondateur d’un ordre sacerdotal. Mais aucun de ces témoignages n’est contemporain de Zarathoustra. Alors, que disent les disciplines historiques et archéologiques les plus rigoureuses ? Peut-on raisonnablement établir son existence comme un fait, ou faut-il admettre que nous n’avons rien de tangible ?

En réalité, si les preuves directes manquent, les indices indirects, eux, sont nombreux – et certains d’entre eux sont significatifs.

4.1. Le silence des archives contemporaines

Première constatation incontournable : aucun document contemporain – inscription, chronique, tablette administrative – ne mentionne Zarathoustra. Aucun roi, aucune archive babylonienne, perse ou assyrienne ne cite son nom.

Cette absence de mention dans les archives de l'époque pourrait suggérer que Zarathoustra est une construction légendaire postérieure. Mais ce raisonnement pèche par anachronisme : s’il a réellement vécu au IIᵉ millénaire av. J.-C., dans une société pastorale ou tribale sans écriture, il est tout à fait cohérent qu’il n’ait laissé aucune trace documentaire. La comparaison avec d’autres figures antiques, comme Moïse ou Lao-Tseu, illustre ce phénomène : l’ancienneté extrême rend la preuve documentaire pratiquement inaccessible.

4.2. L’apparition du mazdéisme chez les rois perses : un indice de datation indirect

Malgré ce silence, un élément notable mérite l’attention : l’apparition précoce du culte d’Ahura Mazda dans les inscriptions royales perses, en particulier chez Darius Ier (522–486 av. J.-C.). Dans la célèbre inscription trilingue de Behistun, Darius affirme que son pouvoir lui vient de « Ahuramazda », dieu suprême qu’il sert et invoque seul.

Cette profession de foi monothéiste ou monolâtrique, centrée sur Ahura Mazda, ressemble fortement au message zoroastrien, même si elle n’en reprend pas tous les éléments. Mary Boyce en tire une conclusion importante : « Si Darius vénère déjà Ahura Mazda, alors le zoroastrisme devait être implanté avant son règne – et Zarathoustra nécessairement antérieur » (A History of Zoroastrianism).

Les souverains achéménides ne citent jamais Zarathoustra. Mais leur théologie semble inspirée, au moins partiellement, par la doctrine gathique. Cela appuie l’idée que la réforme religieuse zoroastrienne est antérieure à l’Empire perse – donc, si Zarathoustra a existé, il a probablement vécu plusieurs générations avant Darius.

4.3. Le décor culturel des Gathas : un monde proto-iranien

Autre indice important : les Gathas ne mentionnent aucune ville connue, aucun peuple comme les Perses, les Mèdes, les Babyloniens ou les Élamites. Ils évoquent un monde composé de tribus, de pasteurs, de chefs locaux, dans un cadre qui évoque une société pré-urbaine.

Ce silence relatif sur les grands royaumes de l’époque indique que Zarathoustra a vécu bien avant la structuration impériale de la Perse. Jean Kellens observe que « les Gathas ne reflètent en rien la société achéménide. Leur univers est celui d’un monde encore tribal, fortement marqué par les tensions entre prêtres et guerriers » (Études avestiques).

C’est pourquoi la plupart des chercheurs modernes s’accordent à dire que le Zarathoustra des Gathas n’a pas pu évoluer dans le cadre politique du VIᵉ siècle av. J.-C., mais plutôt dans un monde plus ancien, probablement au IIᵉ millénaire.

4.4. L’archéologie centre-asiatique : Bactriane, Yaz et BMAC

Peut-on, malgré tout, approcher son époque et sa géographie grâce à l’archéologie ? Si la personne de Zarathoustra échappe à la fouille, le contexte culturel de son message, lui, commence à émerger plus nettement.

4.4.1. La culture du Yaz (1500–1100 av. J.-C.)

Dans la région située entre le nord de l’Iran et l’Asie centrale, notamment autour de l’Amou Daria, les fouilles ont révélé une culture archéologique appelée culture du Yaz, marquée par l’abandon des idoles, le développement de lieux de culte autour du feu, et une forte éthique de pureté. Pour Mary Boyce, ces éléments sont cohérents avec un environnement proto-zoroastrien : « La culture du Yaz montre des indices d’un tournant spirituel : absence d’images divines, importance des éléments purs, notamment le feu ».

4.4.2. La BMAC (Bactria-Margiana Archaeological Complex)

Encore plus tôt, au début du IIᵉ millénaire av. J.-C., les fouilles dirigées par Viktor Sarianidi en Bactriane (actuel Turkménistan et nord de l’Afghanistan) ont mis au jour des temples à autels, associés à la consommation rituelle d’une boisson sacrée (probablement l’haoma, équivalent du soma védique).

Sarianidi a proposé, de manière audacieuse mais controversée, que cette culture pourrait correspondre au monde originel de Zarathoustra. Si ce lien est encore discuté, la BMAC prouve au moins que des formes de religiosité structurée, liées au feu, au sacrifice et à la pureté, existaient bien dans l’espace est-iranien à l’époque présumée du prophète.

4.4.3. Un enracinement oriental du zoroastrisme

Tous ces indices convergent vers un point : le zoroastrisme originel est probablement né à l’est de l’Iran, en Asie centrale, et non en Perse proprement dite. Les mentions de Vishtaspa, de lieux géographiques orientaux dans l’Avesta, et les pratiques des anciens mages bactriens tendent à renforcer cette localisation. Zarathoustra aurait donc été un réformateur religieux est-iranien, parlant un avestique ancien, probablement issu d’un milieu pastoral et confronté à des pratiques cultuelles qu’il rejette.

4.5. La philologie comparée : un allié inattendu

En l’absence de documents historiques ou de vestiges matériels attribuables avec certitude à Zarathoustra, une autre discipline s’est révélée précieuse pour tenter de le situer dans le temps : la philologie comparée, c’est-à-dire l’étude des langues anciennes, de leur évolution, et de leurs relations structurelles. Elle permet ici de dater, par analyse linguistique et poétique, les Gathas, seuls textes attribués à Zarathoustra lui-même.

Ce travail repose sur une idée simple mais puissante : les langues changent avec le temps, et ces changements suivent des régularités observables. En comparant les formes linguistiques du vieil avestique (la langue des Gathas) à celles de langues parentes mieux datées – notamment le sanskrit védique du Rig-Veda indien – les spécialistes peuvent estimer une datation relative de la composition des textes. Cela ne donne pas une date de naissance pour Zarathoustra, mais une période crédible pour l’activité du prophète, si l’on admet qu’il est bien l’auteur des Gathas.

4.5.1. Le vieil avestique et le sanskrit védique : deux branches d’une même racine

Le vieil avestique, langue des Gathas, est un dialecte de la branche iranienne des langues indo-iraniennes, elles-mêmes issues d’une langue indo-européenne commune. Le sanskrit védique, langue du Rig-Veda (recueil de plus de 1 000 hymnes religieux hindous), est son cousin direct dans la branche indienne. Les deux langues sont étroitement apparentées, au point qu’un locuteur moderne de sanskrit peut souvent reconnaître la structure des vers gathiques, et inversement.

Voici un exemple très simple :

  • Avestique : asha = vérité, ordre

  • Sanskrit : ṛta = ordre cosmique, vérité

De nombreux mots, racines, formules poétiques et structures grammaticales sont parallèles. Ce lien de parenté permet aux philologues de situer les deux corpus sur une échelle chronologique linguistique : plus une langue est archaïque, plus elle est proche de l’état commun d’origine.

4.5.2. Les Gathas : un état archaïque remarquable

Les analyses linguistiques montrent que le vieil avestique des Gathas est au moins aussi ancien que le sanskrit du Rig-Veda, voire légèrement antérieur à certains de ses hymnes les plus récents. Les critères utilisés sont nombreux :

  • Morphologie verbale : les formes verbales des Gathas conservent des formes anciennes de conjugaison indo-européenne, comme l’usage de modes injonctifs et de désinences secondaires disparus dans l’avestique plus tardif.

  • Syntaxe poétique : la structure des strophes gathiques présente des parallèles étroits avec les mètres védiques, notamment le triṣṭubh et le gāyatrī, typiques du Rig-Veda.

  • Lexique sacré partagé : de nombreux mots-clés du vocabulaire religieux (comme asha/ṛta, daeva/deva, yazata/yajata) montrent des correspondances frappantes, parfois même en opposition sémantique : les daeva, divinités bénéfiques dans le Rig-Veda, deviennent des entités démoniaques chez Zarathoustra.

Ces éléments indiquent que les Gathas appartiennent à la même couche de culture religieuse archaïque que les premiers hymnes védiques, mais en rupture idéologique, ce qui renforce l’idée d’une réforme délibérée opérée à partir d’une culture commune.

Mary Boyce conclut :

« Le langage des Gathas montre qu’ils ont été composés très tôt dans l’histoire de l’iranien, et qu’ils précèdent de loin l’époque des rois perses. On ne peut les faire remonter plus tard que 1000 av. J.-C. sans absurdité linguistique. »
(A History of Zoroastrianism, vol. I)

4.5.3. Le poids du consensus linguistique : entre 1400 et 1000 av. J.-C.

Sur cette base, plusieurs chercheurs ont proposé des fourchettes de datation relativement convergentes pour les Gathas, et donc, pour Zarathoustra :

  • Mary Boyce situe la composition des Gathas entre 1400 et 1200 av. J.-C., en tenant compte à la fois de la langue et du monde décrit.

  • Gherardo Gnoli propose un cadre autour de 1000 av. J.-C., qu’il considère comme un plancher raisonnable.

  • Jean Kellens, plus prudent, accepte une fourchette allant du XIᵉ au VIIIᵉ siècle av. J.-C., mais il reconnaît que les données linguistiques excluent une datation postérieure à 800.

  • Jacques Duchesne-Guillemin estime que la langue des Gathas renvoie à une période contemporaine du Rig-Veda moyen, soit entre 1500 et 1200 av. J.-C., et s’appuie sur la métrique et les archaïsmes grammaticaux pour appuyer cette position.

En somme, la philologie offre le seul outil objectif de datation disponible à ce jour pour les textes zoroastriens primitifs. Elle n’impose pas une date unique, mais elle exclut avec force l’idée d’un Zarathoustra tardif (vers 600 av. J.-C.), encore défendue au XIXᵉ siècle. Le consensus actuel est clair : les Gathas sont très anciens, et leur auteur – si c’est bien Zarathoustra – doit avoir vécu bien avant l’époque achéménide.

4.5.4. Réformes doctrinales et ruptures linguistiques : un indice de personnalité ?

Un autre point fort de la philologie comparée, moins souvent souligné mais capital, est l’analyse du contenu linguistique en lien avec les idées exprimées. En effet, les Gathas ne se contentent pas de parler de Dieu et de morale. Ils reconfigurent le vocabulaire religieux traditionnel.

Par exemple :

  • Les daeva, anciens dieux indo-iraniens positifs, sont rejetés comme démons chez Zarathoustra.

  • Le concept d’asha (ordre, vérité) devient le principe moral central, et non plus seulement cosmique.

  • Le haoma, breuvage sacré présent dans les traditions indo-iraniennes, est mis à distance dans les Gathas, alors qu’il est sacralisé dans le reste de l’Avesta.

Ces transformations ne peuvent pas s’expliquer par une simple évolution anonyme du langage. Elles portent la marque d’un acteur historique conscient, d’un réformateur qui choisit de rompre avec l’ancien ordre cultuel. Comme le note Jean Kellens :

« L’effort terminologique gathique est manifeste. L’auteur invente, reconfigure, déplace le sens des mots-clés. Cela suggère une réforme doctrinale volontaire, donc une personnalité à l’origine. »

4.6. Pourquoi aucune preuve directe ? Une absence explicable

Enfin, une objection classique mérite réponse : comment peut-on croire en l’existence d’un homme dont on n’a aucune trace matérielle ? La réponse tient à la nature même de l’époque considérée. Si Zarathoustra a vécu vers 1200 ou 1400 av. J.-C., en milieu tribal, dans une région où l’écriture n’était ni standardisée ni conservée, il est parfaitement logique qu’aucune mention n’ait survécu.

Comme le souligne Jean Kellens : « Attendre une inscription portant le nom de Zarathoustra relève d’un anachronisme méthodologique. Les sociétés proto-iraniennes ne produisaient pas ce genre de documents ». Ce n’est donc pas tant l’absence de preuve qui pose problème, que l’attente irréaliste de preuves impossibles.



À la lumière de l’archéologie, de la philologie et des sources historiques, il est très plausible qu’un homme nommé Zarathoustra ait réellement existé, quelque part dans l’est du monde iranien, entre 1800 et 1000 av. J.-C.. Rien ne permet de l’affirmer avec certitude absolue. Mais tout porte à croire que le zoroastrisme ne s’est pas imposé ex nihilo, et qu’un réformateur charismatique a bien porté ce tournant théologique.

Les faits matériels n’attestent pas l’homme, mais ils valident son monde, ses mots, sa pensée – et l’écho qu’il a laissé dans une tradition religieuse vivante. Nous pouvons maintenant interroger plus précisément la question de sa datation, et les hypothèses concurrentes sur l’époque où il aurait vécu.

V. Quand a vécu Zarathoustra ? Les hypothèses de datation

Après avoir établi que les Gathas sont des textes anciens, porteurs d’une voix authentique, et après avoir exploré les contextes culturels qui rendent crédible l’existence d’un réformateur religieux dans l’Asie centrale proto-iranienne, une autre question fondamentale surgit : quand cet homme a-t-il vécu ? Existe-t-il un consensus scientifique ? Que disent les traditions religieuses, les textes, l’histoire, la philologie ?

La réponse est complexe. Plusieurs hypothèses ont été formulées, allant du XVIIIᵉ siècle av. J.-C. jusqu’au VIᵉ siècle av. J.-C., avec des arguments de poids de part et d’autre. Toutefois, grâce aux outils de datation indirecte que nous avons vus – philologie, archéologie, absence de références aux grands empires – un cadre chronologique documenté et raisonnable s’est peu à peu imposé dans les milieux universitaires.

5.1. La tradition tardive : une datation fixée à 588 av. J.-C.

La tradition zoroastrienne tardive, notamment dans le Bundahishn (compilé en moyen-perse vers le IXᵉ siècle), affirme que Zarathoustra a vécu 258 ans avant Alexandre le Grand. Or, Alexandre ayant conquis la Perse vers 330 av. J.-C., cela placerait le prophète autour de 588 av. J.-C. C’est la date adoptée par de nombreux auteurs antiques, y compris grecs, et par certains orientalistes du XIXᵉ siècle.

À une époque, on a même tenté d’identifier le roi Vishtaspa (protecteur de Zarathoustra dans les Gathas) avec Hystaspes, le père de Darius Ier, ce qui semblait confirmer cette datation autour du VIᵉ siècle av. J.-C.

Mais cette lecture ne résiste pas à l’analyse historique et linguistique. Les Gathas ne mentionnent ni les Perses ni les Mèdes, aucune ville impériale, aucun roi connu du monde achéménide. La structure sociale décrite est bien plus primitive : on y parle de clans, de pasteurs, de seigneurs locaux, sans aucune allusion au cadre impérial ou urbain.

Jean Kellens résume le problème de manière tranchée :

« Le Zarathoustra des Gathas n’a rien d’un prédicateur de cour achéménide. Il s’inscrit dans un monde pastoral, antérieur aux royaumes d’Occident. »
(Études avestiques, 1995)

La datation du VIᵉ siècle av. J.-C. est donc aujourd’hui considérée comme symbolique, théologique ou erronée. Elle ne repose ni sur des sources contemporaines, ni sur des données linguistiques ou archéologiques fiables. Elle visait probablement à intégrer Zarathoustra dans une chronologie sacrée plus qu’à refléter une réalité historique.

5.2. Le tournant scientifique : la datation haute (1400–1000 av. J.-C.)

À partir du XXᵉ siècle, la recherche académique s’oriente clairement vers une datation plus ancienne, parfois appelée « datation haute », fondée sur trois éléments croisés :

  • la philologie (voir section IV.5),

  • l’archéologie centre-asiatique (culture du Yaz, BMAC),

  • et le contenu socio-culturel des Gathas (absence d’éléments impériaux, contexte tribal).

Ces indices convergent vers une datation située entre 1400 et 1000 av. J.-C., période à laquelle se forment également les textes védiques en Inde.

Mary Boyce, dans A History of Zoroastrianism, est l’une des premières à défendre ce cadre avec rigueur. Elle écrit :

« Il serait invraisemblable que Zarathushtra ait vécu plus tard que 1000 av. J.-C. Sa pensée, sa langue, et son univers sont ceux d’un monde beaucoup plus ancien. »

Gherardo Gnoli, autre figure majeure de l’iranologie, propose la date de vers 1000 av. J.-C. comme repère chronologique solide, estimant que c’est le plus tard possible compte tenu des données disponibles. Il insiste sur la nécessité de situer Zarathoustra avant l’émergence du zoroastrisme officiel chez les Perses, ce qui implique plusieurs siècles d’antériorité.

Même Jean Kellens, souvent sceptique sur la biographie de Zarathoustra, reconnaît que la datation linguistique exclut toute postériorité au VIIIᵉ siècle av. J.-C., et situe plus volontiers l’activité du prophète autour des XIᵉ ou Xᵉ siècles.

Jacques Duchesne-Guillemin, quant à lui, s’appuie sur l’analyse des mètres poétiques pour conclure que la langue des Gathas est au moins contemporaine du Rig-Veda moyen, soit entre 1500 et 1200 av. J.-C.

Autrement dit, le consensus académique actuel, fondé sur des critères objectifs et interconnectés, situe la vie de Zarathoustra dans la seconde moitié du IIᵉ millénaire av. J.-C., dans un monde est-iranien tribal, à l’aube de l’histoire écrite perse.

5.3. Des datations encore plus hautes ? Une hypothèse minoritaire

Certains chercheurs, notamment ceux qui travaillent sur les cultures archéologiques anciennes comme la BMAC (Bactria-Margiana Archaeological Complex), ont émis l’hypothèse que Zarathoustra pourrait avoir vécu encore plus tôt, vers 1800–1600 av. J.-C.

C’est le cas du célèbre archéologue Viktor Sarianidi, qui identifie dans la BMAC des temples, autels du feu, et rituels de boisson sacrée rappelant le haoma zoroastrien. Il postule que le monde cultuel décrit dans les Gathas pourrait correspondre à celui de cette culture proto-urbaine d’Asie centrale.

Cependant, cette hypothèse reste controversée. Les parallèles entre pratiques cultuelles ne suffisent pas à établir une correspondance chronologique directe. De plus, la langue des Gathas, aussi archaïque soit-elle, n’indique pas de manière claire un horizon aussi ancien que 1800 av. J.-C.

Ces datations très hautes, bien que stimulantes, sont donc considérées comme possibles mais spéculatives, faute de preuves textuelles ou philologiques suffisantes pour les étayer.

5.4. Les datations basses : une hypothèse historiquement disqualifiée

À l’inverse, quelques auteurs du XIXᵉ siècle ont avancé des datations très basses, situant Zarathoustra au Ve ou même au Ier siècle av. J.-C. James Darmesteter, par exemple, proposait une date aussi tardive que 100 av. J.-C., interprétant les Gathas comme une création théologique postérieure à l’empire perse.

Ces thèses sont aujourd’hui totalement abandonnées. Elles reposaient sur une méconnaissance de la philologie avestique et sur une lecture excessivement rationaliste des textes sacrés, considérés comme de simples constructions doctrinales.

5.5. Une conclusion raisonnable et documentée

En croisant les données issues :

  • de la structure linguistique des Gathas,

  • du contexte social tribal qu’ils décrivent,

  • de l’absence de références aux puissances connues du Ier millénaire,

  • et de la présence du mazdéisme dans l’empire perse dès Darius Ier,

la majorité des chercheurs spécialisés s’accorde aujourd’hui à situer Zarathoustra entre 1400 et 1000 av. J.-C. Cette fourchette repose sur des critères objectifs, vérifiables, et scientifiquement établis. Elle ne prétend pas offrir une certitude absolue, mais elle constitue la meilleure approximation historique disponible à ce jour, bien plus crédible que les traditions tardives ou les spéculations extrêmes.

Ainsi, si l’on admet – comme le suggèrent les Gathas – que Zarathoustra est bien l’auteur de ces hymnes, et qu’ils ne sont pas le produit anonyme d’un courant collectif, alors le prophète est probablement une figure réelle, active dans une période précise et dans un contexte documenté.



VI. Zarathoustra a-t-il existé ? Les arguments pour et contre son historicité

Nous avons vu que le zoroastrisme est une tradition structurée, que les Gathas sont des textes anciens porteurs d’un message personnel, et que la philologie ainsi que l’archéologie suggèrent un contexte précis et documenté pour l’émergence de cette religion. La question centrale se pose désormais de manière directe : Zarathoustra a-t-il réellement existé ? Est-il un personnage historique, ou une figure mythique rétrospectivement construite pour incarner une réforme religieuse collective ?

Comme dans toute enquête historique, aucune preuve absolue ne permet de trancher. Mais les arguments peuvent être examinés, pesés, confrontés. Et ce sont précisément les critères de cohérence, de transmission, et de vraisemblance historique qui permettent de se faire une idée raisonnable.

6.1. Les arguments en faveur de son existence historique

1. Une pensée cohérente et unifiée dans les Gathas

Le premier et peut-être le plus solide des arguments repose sur le contenu des Gathas eux-mêmes. Ces hymnes ne sont pas une compilation aléatoire de dogmes. Ils forment un ensemble linguistiquement homogène, porteur d’une vision du monde structurée, avec des choix théologiques clairs, des ruptures par rapport à la tradition indo-iranienne (notamment le rejet des daeva), et une insistance constante sur la responsabilité morale individuelle.

Jean Kellens l’a souvent rappelé :

« L’unité doctrinale et stylistique des Gathas laisse peu de doute sur leur origine. Elle suggère un auteur unique, ou au minimum une école fondée par une personnalité dominante. »

L’hypothèse la plus simple – et historiquement la plus économique – est qu’un individu nommé Zarathoustra a effectivement existé, a prêché, et a laissé cette trace littéraire.

2. Une parole à la première personne, engagée, singulière

Zarathoustra s’adresse à son dieu, expose ses difficultés, parle de ses ennemis, remercie ses soutiens, notamment un certain Vishtaspa, identifié comme un protecteur royal. Ce n’est pas la voix désincarnée d’un clergé anonyme. C’est un locuteur singulier, qui semble engagé dans un conflit spirituel et social réel.

Mary Boyce écrit à ce sujet :

« Les Gathas ne sont pas des textes anonymes ou cléricaux. Ils expriment la voix personnelle d’un homme confronté à une opposition, et porteur d’un message révolutionnaire. »

Il est difficile d’imaginer que cette densité d’expression et cette tonalité existentielle soient le fruit d’un simple artifice littéraire ou d’une fiction doctrinale.

3. Une tradition ininterrompue qui le nomme comme fondateur

La transmission de la mémoire de Zarathoustra, dans l’Avesta, puis dans la littérature pahlavi, est constante, structurée, et jamais remise en cause par les communautés zoroastriennes elles-mêmes. Cela distingue Zarathoustra de figures purement symboliques, comme certaines personnifications allégoriques.

Même les traditions tardives, très embellies, ne contestent pas qu’un homme ait porté ce nom, enseigné cette foi, et converti un roi. Le fait qu’il soit intégré à des récits mythologiques ne suffit pas à nier sa base historique – comme c’est aussi le cas pour Bouddha, Moïse ou Jésus, dont l’existence n’est pas invalidée par les miracles qui leur sont attribués.

4. Une influence historique observable dès l’époque achéménide

Le culte d’Ahura Mazda, déjà structuré au temps de Darius Ier, laisse penser que la réforme religieuse portée par Zarathoustra avait déjà produit ses effets plusieurs générations auparavant. Or, dans les traditions anciennes, l’apparition soudaine d’un culte organisé et d’une théologie cohérente suppose presque toujours l’action fondatrice d’une personnalité charismatique.

Autrement dit, le mazdéisme historique atteste indirectement d’un prophète fondateur. Et si ce n’est pas Zarathoustra… qui alors ?

6.2. Les arguments sceptiques : une figure construite ?

1. L’absence de toute preuve directe et contemporaine

Aucune inscription, aucun texte historique daté, aucune mention externe du vivant de Zarathoustra ne confirme son existence. Tous les témoignages sont postérieurs de plusieurs siècles.

Les sceptiques considèrent que cette lacune, bien qu’expliquée par l’ancienneté, autorise l’hypothèse d’une figure symbolique, construite par les prêtres pour incarner une réforme collective. Ils rappellent que de nombreuses traditions religieuses fonctionnent par rétroprojections : un fondateur mythifié légitime la doctrine, même s’il n’a pas existé.

2. La nature hagiographique des récits pahlavi

Les biographies tardives de Zarathoustra (naissance miraculeuse, rires prophétiques, mort à l’autel, fils messianiques) relèvent clairement du mythe religieux. Or, si la mémoire du prophète repose essentiellement sur de tels récits, comment distinguer le mythe du réel ? Certains chercheurs – y compris Jean Kellens – soulignent que cette surcharge légendaire rend difficile toute reconstruction historique fiable.

Kellens note :

« Nous ne disposons d’aucun fait vérifiable sur Zarathoustra. Même les Gathas ne permettent pas d’établir une biographie minimale. »

3. Une possible personnification doctrinale

Certains sceptiques vont plus loin : ils considèrent que Zarathushtra pourrait être un nom symbolique, désignant une fonction religieuse plutôt qu’un individu réel. Ce serait le réformateur-type, l’archétype du sacrificateur éclairé, figé par la tradition et personnifié avec le temps.

Cette hypothèse reste minoritaire, mais elle est discutée dans certains cercles universitaires, notamment dans les approches poststructuralistes ou critiques des textes religieux.

6.3. Que vaut l’hypothèse sceptique face aux faits établis ?

La prudence est légitime, surtout face à un personnage aussi ancien. Mais la critique radicale rencontre elle aussi ses limites. En effet :

  • Elle n’explique pas l’unité doctrinale des Gathas.

  • Elle ne justifie pas pourquoi une tradition religieuse structurée aurait inventé un prophète au lieu d’en désigner un parmi les siens.

  • Elle ne rend pas compte du lien direct entre les hymnes, la réforme morale, et la figure nommée explicitement dans les textes : Zarathoustra.

Comme le résume l’iranologue Alessandro Bausani :

« Dans une perspective moins extrême, l’existence historique de Zarathushtra ne peut être mise sérieusement en doute. Ce serait faire preuve d’un scepticisme méthodologique excessif. »

Autrement dit, il est plus raisonnable de considérer Zarathoustra comme un homme réel, autour duquel se sont naturellement greffés des éléments mythiques, que d’expliquer toute une tradition cohérente par une fiction fondatrice.

6.4. Une position raisonnable : historicité probable, contours flous

Le bilan est clair : aucune preuve directe, mais un faisceau d’indices convergents, transmis par des sources religieuses, soutenus par la philologie, appuyés par des contextes archéologiques, et cohérents avec l’histoire religieuse de la région.

C’est pourquoi la majorité des spécialistes aujourd’hui (Boyce, Kellens, Duchesne-Guillemin, Gnoli, Gnoli, Lecoq, etc.) s’accorde pour dire que Zarathoustra a probablement existé comme réformateur religieux est-iranien, entre 1400 et 1000 av. J.-C., même si sa biographie précise reste hors de portée.

En d’autres termes :

  • Oui, il est très vraisemblable qu’un homme du nom de Zarathoustra ait initié la réforme religieuse à l’origine du zoroastrisme.

  • Non, nous ne pouvons pas reconstituer les détails de sa vie comme pour une figure historique moderne.

Conclusion — Zarathoustra : l’ombre d’un homme, la clarté d’un legs

Alors, Zarathoustra a-t-il existé ?

D’un point de vue strictement historique, aucune preuve directe ne permet de l’affirmer avec certitude : pas d’inscription gravée à son nom, pas de chronique antique indépendante, pas de tombe identifiée. Mais cette absence, dans un monde tribal du IIᵉ millénaire av. J.-C., n’est ni surprenante ni anormale. Elle ne suffit pas à invalider son existence.

À l’inverse, ce que nous avons, c’est un corpus de textes très anciens, les Gathas, attribués à un auteur nommé Zarathoustra, porteurs d’une pensée religieuse puissante, cohérente, singulière. C’est une tradition religieuse vivante, qui a transmis son nom sans interruption pendant plus de deux millénaires. Ce sont des données linguistiques, archéologiques, historiques, toutes convergentes, qui situent cette pensée dans un contexte culturel et chronologique bien documenté.

Les spécialistes les plus rigoureux – Mary Boyce, Jean Kellens, Gherardo Gnoli, Jacques Duchesne-Guillemin, entre autres – ont produit des travaux sérieux, fondés sur des sources, vérifiables, sans parti pris idéologique. Tous reconnaissent que la figure de Zarathoustra, même si elle nous échappe dans ses contours exacts, est probablement celle d’un homme réel. Un réformateur, un poète, un penseur religieux, ayant vécu quelque part entre 1400 et 1000 av. J.-C., en Bactriane ou dans une région avoisinante.

Les sceptiques ont raison de rappeler la prudence, l’absence de certitude. Mais ils ne proposent pas d’explication plus satisfaisante que l’hypothèse d’un individu historique. Car s’il n’avait pas existé, qui aurait porté cette rupture religieuse ? Qui aurait défini ces concepts, si cohérents et si précocement structurés ?

À la frontière entre mythe et mémoire, Zarathoustra demeure une figure fondatrice. Il est peut-être, tout simplement, l’un de ces hommes dont le souvenir a survécu à la disparition des preuves.

Sa trace n’est pas celle d’un roi bâtisseur ou d’un conquérant. C’est celle d’une voix. Une voix lointaine, ancienne, qui a traversé les siècles, portée par des mots simples mais puissants :
« bonnes pensées, bonnes paroles, bonnes actions ».

Et si l’on devait résumer l’enquête en une seule ligne, ce serait celle-ci :

Zarathoustra est peut-être insaisissable comme personnage, mais son œuvre, elle, est bien réelle – et elle parle encore.

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