Textes fondateurs et canon biblique

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Le christianisme s’appuie sur un ensemble de textes sacrés connus aujourd’hui sous le nom de Bible chrétienne. Cependant, cette Bible ne s’est pas formée instantanément : elle résulte d’un processus complexe, étalé sur plusieurs siècles, impliquant des choix théologiques, des exclusions et de multiples controverses doctrinales (Metzger, 1987). Comprendre la formation du Nouveau Testament, les différences entre les canons catholique, protestant et orthodoxe, ainsi que les critères précis qui ont guidé l’inclusion ou l’exclusion de certains textes permet de saisir comment une foi vivante s’est progressivement structurée en tradition, puis en doctrine officielle (Brown, 1997).

1. Le socle hébraïque : la Bible d’Israël comme fondement

Les premiers chrétiens étant juifs, leur première Bible est celle des Écritures hébraïques (Tanakh). Toutefois, dès les premières générations chrétiennes, ces communautés utilisent principalement la traduction grecque de la Bible hébraïque, appelée la Septante (LXX), réalisée à Alexandrie entre le IIIᵉ et le Ier siècle av. J.-C. (Hengel, 2002).

La Septante diffère sensiblement du canon hébreu massorétique qui se stabilise définitivement entre le Ier et le IIe siècle ap. J.-C. Elle contient notamment des livres supplémentaires, absents de la Bible hébraïque traditionnelle, comme Tobie, Judith, le livre de la Sagesse de Salomon, ou encore 1 et 2 Maccabées (Collins, 2000). Ces livres, qualifiés ultérieurement de « deutérocanoniques » par les catholiques et orthodoxes, seront intégrés pleinement dans leurs Bibles, tandis que les protestants les rejetteront sous le nom d’« apocryphes » (Metzger, 1987).

L’adoption de la Septante par les communautés chrétiennes constitue ainsi un facteur décisif dans la séparation progressive avec le judaïsme rabbinique au IIᵉ siècle, celui-ci privilégiant exclusivement le texte hébreu massorétique (Collins, 2000).

2. Le Nouveau Testament : émergence, diversité et débats doctrinaux

a) Une production étalée sur plus d’un demi-siècle

Le Nouveau Testament se compose aujourd’hui de 27 livres rédigés en grec entre 50 et 120 ap. J.-C. environ. Il est constitué principalement de :

  • Évangiles : Marc (~70), Matthieu et Luc (~80–90), Jean (~100).

  • Actes des Apôtres (vers 80–90).

  • Épîtres de Paul (13 lettres, années 50–60), ainsi que d’autres lettres apostoliques attribuées à Pierre, Jean, Jacques et Jude.

  • Apocalypse de Jean (vers 95 ap. J.-C.) (Brown, 1997).

Les premiers écrits historiquement attestés sont les épîtres de Paul, adressées à des communautés chrétiennes situées dans diverses régions de l’Empire romain (Meeks, 1983). Les Évangiles suivent chronologiquement, se concentrant sur la vie, la mort et la résurrection de Jésus, mais chacun avec une visée théologique spécifique (Brown, 1997).

Selon l’exégète Raymond E. Brown (1997), les Évangiles ne doivent pas être considérés comme des biographies au sens moderne, mais comme des témoignages de foi destinés à la liturgie et à l’enseignement catéchétique, profondément enracinés dans des traditions orales antérieures.

b) Une diversité doctrinale originelle

Aux côtés des textes qui formeront le canon officiel du Nouveau Testament, circulent durant les premiers siècles de nombreux autres écrits chrétiens aux perspectives théologiques très variées, comme :

  • L’Évangile de Thomas, de tendance gnostique, qui propose une vision spirituelle radicalement différente et ne contient aucun récit de crucifixion ni de résurrection (Pagels, 2003).

  • L’Évangile de Pierre, comportant des développements légendaires très différents des récits canoniques (Brown, 1997).

  • L’Apocalypse de Pierre, qui fut très populaire et même parfois préférée à l’Apocalypse de Jean dans certaines communautés du IIᵉ siècle (Metzger, 1987).

Cette pluralité reflète la grande diversité doctrinale des premiers temps chrétiens. Le processus de sélection et de canonisation ultérieure des textes sera précisément motivé par la nécessité de clarifier progressivement les positions théologiques officielles face aux courants jugés hérétiques (Metzger, 1987).

3. La formation du canon : un processus complexe de sélection, d’autorité et d’exclusion

a) Le besoin croissant d’un canon

Avec la multiplication rapide des textes chrétiens et l’essor concomitant de doctrines considérées comme hérétiques (docétisme, marcionisme, gnosticisme), l’Église primitive éprouve rapidement le besoin de définir un corpus clair et officiel de référence (Ehrman, 2003).

Autour de 140 ap. J.-C., Marcion, théologien chrétien dissident, propose un canon restreint : uniquement l’Évangile de Luc (modifié) et dix épîtres de Paul, épurés de toutes références au judaïsme. Cette proposition radicale pousse les responsables chrétiens à réagir et à affirmer une continuité théologique fondamentale entre Ancien et Nouveau Testament, élaborant progressivement une liste canonique plus complète (Ehrman, 2003).

b) Critères retenus pour le canon

Les textes finalement retenus dans le Nouveau Testament répondent à des critères relativement précis et reconnus aujourd’hui par les spécialistes comme :

  • L’apostolicité : attribuée directement ou indirectement à un apôtre ou son entourage immédiat.

  • L’orthodoxie doctrinale : conformité avec la foi professée majoritairement par les communautés chrétiennes.

  • L’usage liturgique régulier et attesté dans les Églises locales.

  • Un large consensus ecclésial : réception acceptée par un grand nombre d’Églises dispersées dans l’Empire (Metzger, 1987).

Comme le souligne Bruce Metzger (1987), le canon du Nouveau Testament n’est donc pas le résultat d’une décision centralisée prise d’en haut, mais plutôt le fruit d’un « consensus progressif » établi sur plusieurs générations

c) Stabilisation progressive du canon

Le processus de canonisation atteint une première stabilisation importante vers la fin du IIᵉ siècle. Vers 180 ap. J.-C., Irénée de Lyon, dans son ouvrage Contre les hérésies, affirme l’autorité exclusive des quatre Évangiles (Marc, Matthieu, Luc, Jean), rejetant explicitement tout autre Évangile alternatif comme hérétique (Metzger, 1987).

Le canon tel qu’on le connaît aujourd’hui est pour la première fois formellement listé en 367 ap. J.-C. par Athanase d’Alexandrie dans sa célèbre lettre pascale. Cette liste sera confirmée officiellement par les conciles locaux de Carthage (397) et finalement, pour les catholiques, par le Concile de Trente en 1546, qui inclut définitivement les livres deutérocanoniques (Brown, 1997 ; Metzger, 1987).

4. Canon biblique et conflits confessionnels : diversité des traditions chrétiennes

a) Différences majeures entre les canons bibliques

Aujourd’hui, les grandes confessions chrétiennes ne reconnaissent pas exactement le même canon biblique :

  • Catholiques : Ancien Testament composé de 46 livres (incluant les deutérocanoniques comme Tobie, Judith, la Sagesse de Salomon, 1 et 2 Maccabées), Nouveau Testament identique (27 livres) (Brown, 1997).

  • Protestants : Ancien Testament limité aux 39 livres du canon hébraïque, rejet explicite des deutérocanoniques (« apocryphes »), même Nouveau Testament de 27 livres.

  • Orthodoxes : canons variables selon les Églises (grecque, russe, copte, éthiopienne...), pouvant inclure jusqu’à 51 livres dans l’Ancien Testament (Metzger, 1987).

Ces différences reflètent des conceptions profondément divergentes de l’autorité biblique et de l’Église elle-même : primauté du magistère ecclésiastique pour les catholiques, sola scriptura (« la Bible seule ») pour les protestants, et importance centrale de la tradition vivante pour les orthodoxes (Brown, 1997 ; Metzger, 1987).

b) La critique biblique moderne

À partir du XVIIIᵉ siècle, une critique historique rigoureuse apparaît avec des auteurs tels que Baruch Spinoza, Hermann Samuel Reimarus et David Friedrich Strauss. Ces auteurs remettent en question la cohérence interne, la paternité apostolique des textes, et la fiabilité historique du récit biblique traditionnel (Ehrman, 2003).

Aujourd’hui, les chercheurs font souvent la distinction fondamentale entre :

  • Le Jésus de l’histoire, accessible de façon limitée et indirecte, reconstruit par l’étude historique critique.

  • Le Christ de la foi, présenté dans les Évangiles comme une figure théologique, objet de proclamation et de croyance liturgique (Meier, 1991).

Le spécialiste John P. Meier (1991) définit ainsi Jésus comme une figure « marginale, juive et apocalyptique », tout en rappelant que les Évangiles présentent une image théologique plutôt que strictement biographique.

5. Conclusion

Le canon biblique chrétien est donc loin d’être une donnée immédiatement révélée ou tombée du ciel. Il résulte d’un long processus historique, marqué par des débats internes, des choix théologiques délibérés, et l’exclusion progressive de nombreux textes jugés non conformes à l’orthodoxie doctrinale (Metzger, 1987 ; Brown, 1997).

Ce processus complexe n’enlève cependant rien à la puissance spirituelle et religieuse que ces textes continuent d’avoir pour des millions de croyants à travers le monde. Au contraire, il montre précisément comment la foi chrétienne s’est construite dans une tension permanente entre tradition vivante et institution ecclésiale, entre mémoire partagée et doctrine officiellement affirmée.

Ainsi, ce canon biblique, bien qu’historiquement conditionné et doctrinalement construit, demeure au cœur même de l’identité chrétienne, capable à la fois d’inspirer une foi personnelle profonde et de structurer durablement des traditions religieuses, culturelles, sociales et même politiques sur plusieurs millénaires (Brown, 1997).