Réponse juives aux critiques sur la révélation Biblique

Le judaïsme affirme que la Torah est d’origine divine, transmise à Moïse au mont Sinaï.
Mais cette affirmation soulève des critiques puissantes, à la fois morales, historiques, logiques et scientifiques.

Peut-on encore croire à la divinité d’un texte millénaire qui parle de sacrifices, de guerres “ordonnées par Dieu”, et d’une Création en six jours ?

La tradition juive, loin d’éluder ces défis, y répond avec lucidité et la complexité qu'incombe des textes d'une telle Nature.

I. Apparentes imperfections et contradictions textuelles

Objection

  • Un texte censé être dicté par Dieu devrait se distinguer par une cohérence parfaite, une logique interne irréfutable, et une clarté absolue. Or, les lecteurs remarquent :

    • Des récits en double ou divergents :

      • Deux Créations (Genèse 1 et 2), deux alliances avec Abraham (Gen. 15 et 17), deux versions du Décalogue (Ex. 20 et Deut. 5).

    • Des variations légales :

      • La fête de Souccot est donnée avec des détails différents dans Lév. 23 et Deut. 16.

    • Des incohérences ou obscurités narratives :

      • Caïn reçoit un “signe” (Gen. 4:15), mais lequel ?

      • Dieu “se repent” d’avoir créé l’homme (Gen. 6:6), puis “se repent” encore d’avoir établi un roi (1 Sam. 15:11) — mais Nombres 23:19 dit que Dieu “ne se repent pas”…

    Ces passages sont interprétés par des critiques comme des signes d’un document humain composite, comportant des ajouts, des glissements de style, voire des tensions théologiques.

Réponses Traditionnelles

  • Les Sages n’ignorent pas ces duplications — ils les considèrent comme intentionnelles. Chaque variation ouvre une nouvelle couche de signification.

    • Le Talmud enseigne (Sanhedrin 34a) que “deux versets qui se contredisent sont là pour enseigner une troisième chose”.

    • Le Midrash, le Zohar et les commentateurs médiévaux voient dans ces différences des signaux de profondeur, pas des erreurs.

    Exemple : Les deux versions du Décalogue

    • “Garde” (Deut.) et “souviens-toi” (Ex.) — disent les rabbins — ont été prononcés simultanément par Dieu (cf. Mekhilta).

    • Ils symbolisent les deux aspects du Shabbat : passif (retraite) et actif (souvenir, témoignage).

Réponses modernes

  • James Kugel et d'autres auteurs critiques mais croyants reconnaissent que les variations littéraires enrichissent le texte, en permettant une interprétation continue, une lecture évolutive.

    Rabbi Jonathan Sacks écrit :

    “Les contradictions apparentes ne sont pas des défauts — ce sont les respirations d’un texte vivant.”

    Autrement dit, un texte divin n’a pas besoin d’être mathématiquement homogène : il peut épouser la complexité de la vie humaine, des générations, des contextes.

II. Conflits apparents avec la science

Objection

  • Les critiques avancent que la Torah, si elle vient de Dieu, devrait ne contenir aucune erreur factuelle, notamment sur :

    • L’origine du monde : Genèse 1-2 parle d’un univers créé en 6 jours, d’Adam formé à partir de la poussière, d’Ève tirée d’une côte, d’un jardin avec un arbre “interdit”.

    • L’histoire humaine : un Déluge mondial qui anéantit tous les êtres vivants sauf une arche, une longévité de 900 ans pour certains patriarches, etc.

    • L’histoire d’Israël : l’Exode massif hors d’Égypte, la conquête militaire éclair de Canaan — aucune trace archéologique directe ne vient corroborer ces récits.

    • L’âge de l’univers : la chronologie rabbinique donne ~5785 ans, tandis que l’astrophysique évalue l’univers à 13,8 milliards d’années, la Terre à 4,5 milliards.

Réponses Traditionnelles

  • Déjà dans le Talmud et chez Maïmonide, on reconnaît la nécessité de lire intelligemment :

    “La Torah parle dans la langue des Hommes” – c’est-à-dire dans un style adapté à l’époque (Talmud, Yevamot 71a).

    Maïmonide (Guide des Égarés, II:25) écrit clairement :

    “S’il est démontré par des preuves rigoureuses qu’un passage de la Torah est contraire à la réalité, alors ce passage doit être interprété allégoriquement.”

    La tradition, loin d’imposer une lecture fondamentaliste, permet une interprétation non littérale lorsque la science l’exige.

Réponses modernes

  • Temps de la Création : Le “jour” (yom) dans la Genèse peut désigner une ère, une phase, non une journée de 24h.

    • Le Rav Samson R. Hirsch, au XIXᵉ siècle, l’a soutenu.

    • Le Talmud (Hagiga 12a) évoque déjà des “mondes détruits avant celui-ci”.

  • Adam et Ève : Beaucoup de penseurs contemporains voient ce récit comme une allégorie existentielle : Adam symbolise l’homme qui prend conscience de la morale, du libre arbitre, de la responsabilité.

    • Rav Kook y voit le passage de l’homme animal à l’homme spirituel.

  • Le Déluge : Plusieurs courants (y compris chez les rabbins traditionnels) admettent la possibilité d’un déluge régional catastrophique dans le Croissant fertile — dont la mémoire aurait été amplifiée oralement.

  • Âge du monde : Le Talmud ne ferme pas la porte à des lectures symboliques (cf. Berechit Rabbah).
    Rav Kook : la Torah enseigne le pourquoi, pas le “comment technique” du monde.

  • Archéologie : L’absence de preuves n’est pas preuve d’absence, surtout dans des zones désertiques.
    De plus, de nombreux détails archéologiques confirment des éléments culturels bibliques (lois, noms, structures sociales…).

III. Lois et récits moralement problématiques

Objection

  • Si la Torah vient de Dieu, comment expliquer :

    • La polygamie (cf. Jacob, David) ?

    • L’esclavage : pourquoi n’est-il pas aboli dès le départ ?

    • Les peines corporelles : lapidation, talion ?

    • Les ordres de guerre totale contre Amalek ou les Cananéens ?

    • L’inégalité homme/femme dans certaines lois ?

    Pour les lecteurs modernes, ces passages sont perçus comme violents, archaïques, injustes, et difficilement compatibles avec un Dieu moral et universel.

Réponses traditionnelles

  • Les Sages ont souvent admis que la Torah ne cherche pas à tout abolir d’un coup, mais à éduquer progressivement l’Humanité.

    Maïmonide (Guide III:32) affirme :

    “Les sacrifices, tolérés par la Torah, sont une concession à l’époque. Il aurait été trop dur d’imposer un culte sans offrande à un peuple habitué à cela.”

    De même pour l’esclavage ou la guerre : la Torah ne les idéalise pas, elle les encadre, les limite, les prépare à disparaître.

    Exemples :

    • Esclavage : l’esclave hébreu sort au bout de 6 ans ; il doit être traité comme un employé ; un maître ne peut le maltraiter.

    • Amalek : les commentateurs (Radak, Maïmonide) expliquent qu’il ne s’agit pas d’un peuple moderne, et que l’ordre est conditionnel à une guerre défensive, et même à l’éthique du moment.

    • Polygamie : tolérée, mais jamais promue. Décrétée interdite (Ashkénaze) au Xe siècle par Rabbénou Gershom.

    • Lapidation : la loi l’existe, mais le Talmud affirme : “Un tribunal qui exécute une personne tous les 70 ans est qualifié de sanguinaire.” (Mishna, Makot 1:10)

Réponses éthiques modernes

  • Des penseurs comme Rav Kook, Sacks, Manitou (Léon Ashkénazi) insistent sur une vision évolutive de la morale biblique :

    • La Torah donne les graines de la réforme morale, même si leur pleine réalisation attend l’évolution humaine.

    • L’idéal est dans les principes, pas forcément dans la législation immédiate.

    Marc-Alain Ouaknin parle d’une éthique ouverte, où la loi pousse sans cesse vers plus de dignité, de justice et de liberté.

IV. Le particularisme de la révélation – Pourquoi uniquement Israël ?

Objection

  • Un Dieu universel devrait se révéler à toute l’humanité, pas à un seul peuple dans une région donnée.
    Pourquoi Dieu n’a-t-Il pas donné la Torah aux Égyptiens, aux Chinois, aux Grecs ?
    Ce particularisme donne une impression d’exclusivisme ethnique, difficile à concilier avec l’universalisme éthique.

Réponse Traditionnelle

  • Le judaïsme répond en distinguant élection et exclusivité :

    • Dieu s’adresse à Israël pour lui confier une mission particulière, non parce qu’il l’aime “plus” :

      “Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte.” — Exode 19:6

    • Un prêtre n’est pas supérieur, il est au service des autres.

    • Les nations ont aussi un chemin spirituel valable : la Torah reconnaît les Justes des nations comme ayant droit à la vie éternelle (cf. Talmud, Sanhédrin 105a).

Rav Sacks (dans Radical Then, Radical Now) explique que chaque peuple a une vocation unique.
L’universalité ne signifie pas uniformité.
La Torah enseigne que l’humanité est une famille, mais qu’Israël a le rôle du “fils aîné” : pas meilleur, mais porteur de responsabilité.

Léon Ashkénazi (Manitou) va plus loin :

“Le projet d’Israël est de faire sortir toutes les nations de leur idolâtrie pour les amener à Dieu — sans les uniformiser.”

Lecture moderne

  • Sacks : “L’histoire a besoin de minorités fidèles à leur mission pour inspirer l’universel.”

  • La concentration initiale (révélation à un peuple) permet la diffusion globale du message dans des étapes.

V. Circularité de l’argument : “La Torah est divine parce que la Torah le dit”

Objection

  • L’affirmation “la Torah est divine parce qu’elle le dit elle-même” paraît circulaire.
    Même si le peuple juif y croit depuis 3000 ans, d’autres peuples croient aussi en leurs récits sacrés, transmis oralement :

    • Les Hindous ont leurs Védas éternels.

    • Les musulmans affirment que le Coran est la parole parfaite de Dieu, transmise à Mahomet.

    • Les mormons ont leurs révélations américaines…

    Pourquoi croire ce témoignage-là plutôt qu’un autre ?

Réponse Traditionnelle

  • Juda Halévi, dans Le Kuzari, répond à ce problème en posant une distinction majeure :

    “Le témoignage juif est unique, car il repose sur une expérience collective, transmise de génération en génération – pas sur une vision privée.”

    Il souligne que jamais dans l’Histoire un peuple entier n’a été “convaincu” d’avoir vu un miracle si cela n’était pas arrivé.
    Un faux récit impliquant ses propres ancêtres n’aurait pas été accepté.

    Exemple moderne : impossible d’imposer à une nation entière une fausse mémoire (“tes arrière-grands-parents ont vu la mer s’ouvrir”) si cela n’a jamais été cru par personne avant.

Réflexion contemporaine

  • Aucun système de croyance ne peut se prouver totalement “de l’extérieur”.

  • Le judaïsme propose des indices rationnels cumulés : continuité, unicité du message, impact historique, cohérence éthique.

Conclusion

La Torah a suscité et suscite encore des critiques puissantes — sur le plan moral, scientifique, historique.
Mais la tradition juive ne s’est jamais contentée de dogmes simplistes.

Elle y répond par des siècles d’analyse, de débats, d’actualisation. Sa force tient autant à la robustesse de ses réponses qu’à sa capacité à maintenir la tension entre foi et raison.

“La foi n’est pas une soumission de la raison, mais l’ouverture de la raison à une profondeur qu’elle ne peut pas conquérir seule.”
— Abraham Joshua Heschel