Origines et formation du Judaïsme

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Le judaïsme, religion monothéiste la plus ancienne encore pratiquée, n’est pas né brusquement d’une révélation isolée, mais constitue plutôt le résultat d’un long processus historique d’élaboration culturelle, religieuse et identitaire. Ses origines plongent profondément dans le Proche-Orient ancien, un univers dominé par les croyances polythéistes, à partir duquel émergera progressivement une foi centrée sur un Dieu unique, transcendant, universel.

Cet article explore en détail la formation progressive du judaïsme, depuis ses racines dans les tribus sémitiques jusqu’à son affirmation sous la forme d’un monothéisme strict, en passant par les étapes essentielles du récit fondateur, de la centralisation du culte, et de l’émergence d’une tradition écrite fondatrice.

1. Le contexte historique et religieux : le Proche-Orient ancien

1.a. Polythéisme dominant et contexte culturel (IIIᵉ–IIᵉ millénaire av. J.-C.)

Le judaïsme s’est développé dans un environnement profondément polythéiste. Les civilisations du Proche-Orient antique (Égypte, Mésopotamie, Canaan, Anatolie…) possèdent chacune leurs panthéons, structurés autour de divinités associées aux éléments naturels, aux cycles agricoles, à la fertilité et à la royauté (Smith, 2002).

En Mésopotamie, des divinités telles que Marduk, Shamash ou Ishtar dominent le panthéon. En Égypte, on vénère Osiris, Isis, Rê ou Amon. En pays de Canaan, lieu d’émergence des Hébreux, des divinités comme Baal, El, Asherah et Anat jouent un rôle majeur dans les cultes locaux (Dever, 2005). Les échanges commerciaux, politiques et militaires favorisent les interactions religieuses et culturelles complexes entre ces différentes traditions.

1.b. L’émergence des Hébreux : tribus nomades et sédentarisation

Les premiers Hébreux sont issus de tribus sémitiques semi-nomades, évoluant principalement dans les régions situées entre la Mésopotamie, Canaan et l’Égypte. Selon la tradition biblique, ces tribus descendraient d’un patriarche, Abraham, originaire de la ville mésopotamienne d’Ur, ayant migré vers Canaan. Historiquement, la réalité semble plus complexe : les recherches archéologiques indiquent plutôt une lente installation et une fusion progressive entre divers groupes sémitiques nomades et sédentaires présents sur le territoire cananéen dès le XIIIᵉ siècle av. J.-C. (Finkelstein & Silberman, 2001).

Les premières traces archéologiques claires d’un groupe identifié comme « Israël » apparaissent sur la stèle égyptienne de Mérenptah, vers 1208 av. J.-C., signalant la présence d’un peuple spécifique en Canaan. Leurs habitudes alimentaires, l’absence de représentations figuratives religieuses et certaines spécificités culturelles (absence de porc, style architectural modeste) les différencient progressivement des autres peuples locaux (Dever, 2005).

2. L’Exode : histoire, mémoire et mythe fondateur

2.a. Le récit biblique et son importance identitaire

Selon la Bible hébraïque, l’Exode constitue l’événement central fondateur du peuple hébreu. Il décrit la libération miraculeuse des Hébreux esclaves en Égypte par Moïse sous l’intervention directe de Dieu (YHWH), suivie de la traversée du désert, de la révélation au mont Sinaï et de l’établissement de l’alliance divine (Livre de l’Exode, chap. 1-20).

Ce récit joue un rôle crucial dans l’identité juive :

  • Il fonde l’idée d’une relation privilégiée et directe avec un Dieu unique.

  • Il instaure une loi morale, juridique et sociale (Torah) autour de laquelle la communauté se structure.

  • Il crée un modèle narratif de libération, qui marquera profondément toute l’histoire juive ultérieure (Assmann, 1997).

2.b. L’approche historico-critique : entre mythe et réalité historique

L’historicité de l’Exode reste très discutée. Malgré l’importance capitale du récit, aucune preuve archéologique directe ne confirme un départ massif d’Hébreux depuis l’Égypte ni une conquête rapide de Canaan (Finkelstein & Silberman, 2001). Certains chercheurs considèrent donc l’Exode davantage comme un mythe fondateur identitaire plutôt que comme un événement historique vérifiable.

Cependant, plusieurs hypothèses proposent qu’un noyau historique ait pu exister : de petits groupes sémites originaires du sud du Levant ou d’Égypte auraient migré vers Canaan en apportant le culte de YHWH, qui serait alors progressivement adopté par les populations locales (Na’aman, 2011). Le récit biblique serait ainsi une amplification symbolique d’une série de migrations et d’intégrations culturelles réelles.

3. Moïse : figure fondatrice et pivot du judaïsme primitif

3.a. Moïse dans le récit biblique : prophète, législateur et médiateur

Moïse apparaît comme la figure centrale du récit biblique. Selon la tradition, il est le prophète libérateur du peuple hébreu, l’intermédiaire entre YHWH et les hommes. Il reçoit la révélation du Décalogue (Dix Commandements), fonde l’alliance (berit) avec Dieu et pose les bases d’une identité religieuse structurée autour de la Loi divine (Exode 20 ; Deutéronome 5-6).

Moïse symbolise également la transition d’une identité ethnique (les Hébreux) vers une identité religieuse et juridique structurée (Israël en tant que peuple élu par une alliance divine). Il devient l’incarnation même de la foi monothéiste naissante (Römer, 2015).

3.b. Approche historique : une figure historique ou symbolique ?

Aucune source archéologique ou externe à la Bible ne confirme directement l’existence historique de Moïse. Beaucoup d’historiens considèrent aujourd’hui Moïse comme une figure essentiellement symbolique ou composite, reflet de plusieurs chefs tribaux, prophètes ou législateurs ayant existé dans les siècles précédant la fixation du récit biblique (Römer, 2015 ; Finkelstein & Silberman, 2001).

La figure de Moïse semble avoir été façée par la tradition biblique pour incarner de manière synthétique l’établissement définitif d’une relation unique entre Dieu et Israël, en opposition avec les croyances polythéistes environnantes. Ainsi, Moïse représente davantage un archétype religieux qu’un personnage historique précis (Assmann, 1997).

4. Évolution religieuse : de la monolâtrie au monothéisme radical

4.a. Une première étape : la monolâtrie

Initialement, Israël ne pratique pas un monothéisme exclusif, mais plutôt une monolâtrie : reconnaissance tacite de l’existence d’autres divinités, tout en n’adorant exclusivement que YHWH (Smith, 2002). Les premières traces bibliques témoignent encore d’une coexistence entre YHWH et des divinités locales, parfois nommées explicitement.

4.b. Passage progressif au monothéisme strict

Ce n’est qu’à partir des VIIIᵉ et VIIᵉ siècles av. J.-C., notamment sous l’influence des grands prophètes comme Isaïe et Jérémie, que le judaïsme évolue vers un monothéisme strict, niant radicalement l’existence des autres dieux :

« Je suis le Seigneur et il n’y en a pas d’autre ; hors de moi, pas de Dieu » (Isaïe 45,5).

Cette transformation majeure se renforce après l’Exil à Babylone (586-539 av. J.-C.) où la destruction du temple et la perte du territoire contraignent les exilés à redéfinir radicalement leur identité autour du culte d’un Dieu transcendant, universel, et indépendant d’un lieu précis (Römer, 2015).

5. La centralisation du culte et l’émergence d’un judaïsme institutionnel

5.a. Du polythéisme local à la réforme centralisatrice du roi Josias

Jusqu’au VIIᵉ siècle avant notre ère, le culte d’Israël reste largement localisé et pluriel, pratiqué dans divers sanctuaires répartis sur tout le territoire cananéen (Finkelstein & Silberman, 2001). La Bible elle-même atteste la présence d’autels à Béthel, Sichem, Hébron ou Dan, témoignant d’une pratique religieuse décentralisée et hétérogène (Livre des Rois).

C’est dans ce contexte fragmenté que le roi Josias entreprend vers 622 av. J.-C. une réforme religieuse majeure, décrite notamment dans le Livre des Rois (2 Rois 22–23). Cette réforme impose une centralisation stricte du culte à Jérusalem, autour du Temple construit selon la tradition sous Salomon. Josias supprime les sanctuaires locaux, détruit les idoles et les lieux sacrés consacrés à d’autres divinités (en particulier Baal et Asherah), et affirme l’unicité absolue du culte à YHWH dans un lieu unique et sous le contrôle direct du sacerdoce hiérosolymitain (Römer, 2015).

5.b. Le rôle central du livre du Deutéronome

La réforme josianique s’appuie sur un texte fondateur découvert dans le Temple (probablement une version primitive du Deutéronome), qui constitue une forme de constitution religieuse destinée à imposer l’unicité du culte et la fidélité stricte à la Loi divine (Knauf & Guillaume, 2016). Ce texte insiste sur la nécessité d’une alliance exclusive entre Dieu et Israël, conditionnée par l’obéissance absolue à la Loi révélée :

« Écoute Israël : le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est Un » (Deutéronome 6,4).

Cette profession de foi, appelée Shema Israël, devient un pilier de l’identité juive.

La réforme josianique constitue ainsi un tournant décisif : elle transforme une religion polythéiste locale en un monothéisme structuré, institutionnel et juridiquement codifié, prélude direct au judaïsme postérieur (Rendtorff, 2001).

6. L’exil à Babylone : crise et naissance du judaïsme biblique

6.a. La catastrophe de 586 av. J.-C. : destruction du Temple et exil

En 586 av. J.-C., Jérusalem est prise par Nabuchodonosor II, roi de Babylone, le Temple de Salomon est détruit, la royauté supprimée, et une partie importante de l’élite judaïte est déportée à Babylone. Cet événement constitue une crise existentielle majeure : privé du Temple, du culte sacrificiel centralisé, et d’une souveraineté politique autonome, le peuple juif doit radicalement réinventer son identité (Blenkinsopp, 2009).

6.b. Reconstruction religieuse à Babylone : émergence du judaïsme diasporique

Loin de constituer la fin du judaïsme, l’exil à Babylone joue au contraire un rôle fondateur dans sa reconstruction. Les élites exilées à Babylone créent de nouvelles formes de culte centrées sur l’étude, la prière, l’observation du sabbat et la lecture publique des textes religieux, substituts provisoires du Temple perdu (Albertz, 2003).

C’est durant cette période que commence à s’opérer la compilation, l’édition et la fixation écrite de textes fondamentaux tels que la Torah (Pentateuque), les livres historiques, les Prophètes et les psaumes. Le judaïsme commence ainsi à évoluer vers une religion du Livre, où la parole écrite et commentée prend une importance centrale (Ska, 2006).

6.c. Retour d’exil et judaïsme du Second Temple

La chute de Babylone face aux Perses (539 av. J.-C.) permet aux Juifs exilés de revenir progressivement en Juda, sous l’impulsion de Cyrus le Grand. Sous la direction d’Esdras et Néhémie (fin du VIᵉ – début du Vᵉ siècle av. J.-C.), le second Temple est reconstruit à Jérusalem, et le culte centralisé restauré. Mais le judaïsme ne revient pas à l’état précédent : il garde profondément ancrée la marque de l’exil. Le judaïsme du Second Temple s’affirme désormais comme une religion de diaspora et de mémoire collective, structurée autour d’une identité textuelle forte (Knoppers & Levinson, 2007).

7. Formation du canon biblique et judaïsme rabbinique

7.a. Constitution progressive du canon hébraïque (Tanakh)

La fixation définitive du canon biblique hébraïque (Tanakh : Torah, Prophètes, Écrits) est un processus lent, complexe, achevé seulement vers la fin du Iᵉʳ siècle après J.-C. lors du concile de Jamnia (Yavné) suite à la destruction du second Temple par les Romains (70 ap. J.-C.) (Carr, 2011).

Ce canon réunit progressivement des textes très divers, sélectionnés selon leur usage liturgique, leur cohérence doctrinale et leur ancienneté perçue. La Torah devient la partie centrale et sacrée, autour de laquelle s’articulent les autres écrits.

7.b. Judaïsme rabbinique : de la Torah écrite à la Torah orale

Après la destruction définitive du second Temple en 70 ap. J.-C., le judaïsme doit à nouveau se réinventer, privé définitivement de centre cultuel et de sacrifices. C’est désormais le judaïsme rabbinique qui émerge, centré sur l’étude de la Torah et sur l’élaboration d’une Torah orale interprétative et commentative (Mishna, Talmud).

Le judaïsme rabbinique établit la primauté du texte étudié et interprété comme cœur de l’identité juive, permettant une adaptation constante aux évolutions historiques et sociales. La synagogue et l’école rabbinique deviennent les nouvelles institutions centrales, substituts durables du Temple perdu (Boyarin, 2004).

Conclusion

L’origine et la formation du judaïsme ne peuvent être réduites à une seule révélation ou un événement unique. Cette religion constitue le fruit d’un long processus d’évolution et d’adaptation face aux défis historiques (exil, centralisation du culte, destruction du Temple), aux influences culturelles environnantes, et à des innovations théologiques et identitaires successives.

D’une religion initialement polythéiste locale, Israël passe progressivement à une monolâtrie stricte, puis à un monothéisme radical centré sur une Loi révélée et un Dieu unique transcendant, universel, sans images. Ce processus trouve sa pleine réalisation après l’exil à Babylone, posant les fondations du judaïsme biblique, puis rabbinique, tel qu’on le connaît aujourd’hui.

Ce cheminement lent, complexe et riche fait du judaïsme non seulement une religion, mais également une culture vivante, fondée sur une histoire collective profonde, transmise à travers des générations.