L'Homme est-il bon par essence ? De la philo aux sciences modernes

20 min read

« L’homme est naturellement bon », affirmait Jean-Jacques Rousseau au XVIIIᵉ siècle, en opposition frontale à son contemporain Hobbes pour qui, au contraire, l’homme est un loup pour l’homme. Cette querelle, vieille de plusieurs siècles, n’a rien perdu de son actualité. Car derrière cette simple question – l’homme est-il bon par essence ? – se cachent des enjeux aussi vastes que la morale, l’éducation, la politique, la justice, ou encore nos rapports aux autres et à nous-mêmes.

D’un côté, certains affirment que nous naissons avec des penchants innés pour la compassion, l’entraide et l’équité, et que c’est la société, mal construite ou pervertie, qui génère l’égoïsme, l’agressivité ou l’indifférence. De l’autre, d’aucuns soutiennent que sans contrainte extérieure, l’humain se livre à ses pulsions les plus destructrices : domination, cruauté, mensonge. Entre ces deux pôles, une multitude de positions intermédiaires interrogent la part de nature et de culture dans nos comportements moraux.

Aujourd’hui, cette question classique bénéficie d’un éclairage inédit : la philosophie continue à interroger nos idées de bien et de mal, mais elle dialogue désormais avec la psychologie expérimentale, les neurosciences, la biologie de l’évolution, l’anthropologie, ou encore l’économie comportementale. Ces disciplines nous permettent de tester, parfois de confirmer, souvent de nuancer, les grandes intuitions des penseurs du passé.

Pourquoi certains bébés pleurent-ils en entendant la souffrance d’un autre ? Pourquoi des inconnus se ruent-ils pour aider après un accident, tandis que d’autres détournent les yeux ? Pourquoi punit-on un tricheur même quand cela nous coûte ? L’être humain est-il poussé à faire le bien par nature, ou parce qu’il a appris à le faire – ou à faire semblant ?

Dans cet article, nous explorerons cette question sous toutes ses facettes, en croisant les regards philosophiques anciens et contemporains, les résultats scientifiques récents, et les enjeux de société qu’elle soulève. Car répondre à cette question, ce n’est pas seulement comprendre l’homme tel qu’il est : c’est aussi imaginer ce qu’il pourrait devenir.

Alors, l’homme est-il bon « par essence » – ou devient-il bon par choix, par apprentissage, ou par nécessité ? C’est ce que nous allons tenter d’éclairer.

I. Racines philosophiques

Depuis l’Antiquité, la philosophie s’est interrogée sur la nature fondamentale de l’être humain. Sommes-nous bons par essence, enclins spontanément à l’altruisme, à la compassion, à la justice ? Ou bien notre nature est-elle fondamentalement égoïste, dominée par des instincts de possession, de domination, de méfiance ? Ces deux visions opposées ont traversé les siècles, incarnées par des penseurs emblématiques. D’autres, plus nuancés, ont tenté de dépasser cette dualité. Cette partie propose un panorama des principales positions philosophiques, de l’optimisme rousseauiste au pessimisme hobbesien, en passant par les visions intermédiaires de Locke, Kant ou Pascal.

A. L’homme est naturellement bon

Rousseau : une bonté originelle corrompue par la société

En 1755, Jean-Jacques Rousseau publie son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, œuvre fondatrice de la pensée humaniste moderne. Il y soutient une thèse radicale : l’homme est naturellement bon, et c’est la société qui le corrompt. À l’état de nature, selon Rousseau, l’homme est un être pacifique, animé par deux principes fondamentaux : l’amour de soi (instinct de conservation) et la pitié (répulsion face à la souffrance d’autrui). Il vit dans une relative harmonie avec les autres et son environnement. Ce n’est qu’avec l’apparition de la propriété privée, des comparaisons sociales et des rapports de domination que les passions négatives – jalousie, orgueil, agressivité – apparaissent.

Citation célèbre :

« L’homme est naturellement bon, c’est la société qui le déprave. »
(Discours sur l’inégalité, 1755)

Rousseau rompt ici avec la tradition chrétienne du péché originel (qui postule une nature humaine déchue depuis Adam) mais aussi avec Thomas Hobbes, à qui il répond implicitement en critiquant l’idée que l’état de nature serait une guerre perpétuelle.

Mencius : la bonté comme tendance spontanée

Bien avant Rousseau, le philosophe chinois Mencius (Mengzi, IVᵉ siècle av. J.-C.) défendait une thèse similaire : selon lui, l’homme possède dès sa naissance des germes de vertu – la compassion, le sens de la justice, la bienséance. Dans un exemple célèbre, il affirme que n’importe quel être humain, même mauvais, ressentirait de la commisération s’il voyait un enfant tomber dans un puits. Cette émotion spontanée, pour Mencius, est la preuve d’une disposition naturelle au bien.

Citation de Mencius :

« Le cœur compatissant est le commencement de l’humanité. »

Carl Rogers et l’humanisme psychologique

Au XXᵉ siècle, le psychologue Carl Rogers, figure majeure de la psychologie humaniste, défend une vision profondément optimiste de la nature humaine. D’après lui, chaque être humain possède une tendance actualisante, c’est-à-dire une force intérieure qui le pousse à se développer de manière saine, constructive et tournée vers les autres. Il écrit dans On Becoming a Person (1961) :

« J’ai découvert qu’il y a dans l’homme une force profonde qui tend à la croissance, à l’empathie et à l’harmonie. »

Pour Rogers, si l’environnement est suffisamment bienveillant (empathie, écoute, non-jugement), l’individu s’épanouira de manière positive. Les comportements destructeurs, selon lui, ne sont pas le produit d’une nature mauvaise, mais de frustrations, de peurs ou d’une absence de reconnaissance.

Maslow : la bonté au sommet de la pyramide

Autre figure de la psychologie humaniste, Abraham Maslow estime que l’humain cherche à satisfaire une série de besoins hiérarchisés – des plus élémentaires (faim, sécurité) aux plus élevés (estime, accomplissement de soi). Or, au sommet de cette pyramide, l’individu atteint un état de « réalisation de soi » où émergent créativité, altruisme, vérité et justice. Ainsi, selon Maslow, lorsque ses besoins fondamentaux sont comblés, l’homme devient naturellement bon.


Les religions

Les grandes traditions religieuses ont, elles aussi, proposé des visions contrastées de la nature humaine :

  • Dans le judaïsme, l’homme est créé à l’image de Dieu (tselem Elohim), porteur d’une bonté potentielle, mais toujours libre de choisir entre le bien (yetzer hatov) et le mal (yetzer hara).

  • Dans le christianisme, l’homme est donc capable du bien, mais a besoin de grâce et de discipline spirituelle pour s’y tenir.

  • En islam, l’homme est également créé bon (fitra), mais soumis à l’épreuve de ses passions et de son libre arbitre. La voie droite (ṣirāṭ al-mustaqīm) doit être suivie activement, sans quoi il s’égare.

B. L’homme est mauvais ou corrompu

Hobbes : la guerre de tous contre tous

À l’opposé de Rousseau, le philosophe anglais Thomas Hobbes défend, dans Leviathan (1651), une vision pessimiste de la nature humaine. Il imagine un « état de nature » où aucun pouvoir ne limite les volontés individuelles. Résultat : une guerre permanente, une méfiance généralisée, une vie « solitaire, pauvre, brutale et brève ».

Citation célèbre :

« L’homme est un loup pour l’homme. »

Pour Hobbes, seul un pouvoir souverain – le Léviathan – peut instaurer la paix et la coopération, en instaurant des lois et la peur de la sanction. Sans cela, la nature humaine, gouvernée par l’intérêt personnel et la rivalité, mène au chaos.

Freud : l’agressivité comme pulsion fondamentale

Au XXᵉ siècle, le père de la psychanalyse, Sigmund Freud, dresse un portrait tout aussi sombre dans Malaise dans la civilisation (1929). Selon lui, l’être humain est traversé par deux grandes pulsions : Eros (l’amour, la vie) et Thanatos (la mort, la destruction). L’agressivité n’est pas accidentelle : elle est inhérente à notre inconscient.

« L’homme n’est pas un être doux, avide seulement d’amour ; il est aussi capable de cruauté, de haine, de destruction. »

La civilisation, pour Freud, repose sur le refoulement de ces pulsions, mais au prix d’un malaise psychique. L’homme civilisé est un être frustré, mais potentiellement moins dangereux.

Xunzi : une éducation pour corriger une nature mauvaise

Contemporain de Mencius, le philosophe chinois Xunzi défendait la thèse inverse. Selon lui, l’homme naît avec des penchants égoïstes, et seule une éducation morale rigoureuse permet de l’amener vers la vertu.

« La nature de l’homme est mauvaise ; sa bonté est le résultat d’un travail volontaire. »

Cette position rejoint, sur certains points, celle des penseurs chrétiens médiévaux : l’homme serait naturellement incliné au mal (péché originel) et aurait besoin de discipline, d’interdits et de rituels pour s’élever moralement.

Kant : un penchant au mal malgré la loi morale

Chez Immanuel Kant, la nature humaine est double. L’homme est capable de reconnaître en lui la loi morale (la raison universelle), mais il est aussi affecté d’un penchant radical au mal : c’est-à-dire une tendance à subordonner la morale à ses intérêts personnels.

« L’homme est par nature un être insociablement sociable. »

Pour être moral, il ne suffit pas de suivre ses penchants : il faut agir par devoir, c’est-à-dire se soumettre librement à la loi morale, même si cela va à l’encontre de nos désirs immédiats. La bonté, chez Kant, n’est donc pas innée mais le fruit d’un acte rationnel et libre.

C. L’homme est ambivalent ou indéterminé

Locke : l’homme comme page blanche

Dans son Essai sur l’entendement humain (1690), John Locke propose une thèse qui tranche avec le débat bien/mal inné : l’homme naît selon lui tabula rasa (table rase). Tout vient de l’expérience, de l’éducation, de l’environnement.

Ainsi, la bonté ou la méchanceté n’est pas une essence, mais une construction. Ce sont les institutions, les modèles sociaux et les apprentissages qui feront pencher l’homme d’un côté ou de l’autre.

Pascal : entre grandeur et misère

Le philosophe et mathématicien Blaise Pascal résume bien l’ambivalence humaine dans ses Pensées :

« L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »

Selon Pascal, l’homme est tiraillé entre sa grandeur (sa capacité à penser, à choisir le bien) et sa misère (son orgueil, sa faiblesse, sa concupiscence). Cette tension est permanente et définit notre condition humaine.

Sartre : l’homme se définit par ses actes

Avec l’existentialisme, notamment chez Jean-Paul Sartre, la notion même de « nature humaine » est rejetée. Selon Sartre :

« L’existence précède l’essence. »

Cela signifie que l’homme n’est rien par avance : il se définit par ses choix et ses actes. Il n’est ni bon ni mauvais par nature – il devient ce qu’il choisit d’être. Cette vision est profondément responsabilisante : chacun a le devoir de forger, par ses actions, l’homme qu’il souhaite devenir.

Arendt : la banalité du mal

Enfin, la philosophe Hannah Arendt, dans Eichmann à Jérusalem (1963), introduit le concept de banalité du mal. Elle montre que le mal ne vient pas toujours d’une intention maligne, mais souvent d’une absence de pensée, d’une soumission aveugle, d’une conformité passive. Eichmann, bureaucrate nazi, n’était pas un monstre sanguinaire, mais un homme ordinaire, incapable de réfléchir moralement.

II. L’homme face à l’expérimentation : que disent les sciences sociales ?

Alors que les philosophes ont longtemps débattu de la nature humaine à partir d’intuitions, de raisonnements logiques ou de traditions religieuses, les sciences sociales du XXᵉ siècle ont apporté une nouveauté capitale : la possibilité de tester empiriquement les comportements humains. Grâce aux expériences contrôlées, à l’observation des enfants, à la mesure de l’influence sociale, les psychologues ont commencé à répondre à la question : que fait un être humain « normal » face à la souffrance, à l’autorité, à l’injustice ou à l’opportunité d’aider ?

Ce que ces recherches révèlent, c’est que l’homme est à la fois capable d’une entraide désintéressée et d’une soumission docile au mal, souvent selon le contexte dans lequel il agit. Cette ambivalence fondamentale traverse les découvertes de la psychologie développementale, de la psychologie sociale, et des sciences du comportement.

A. Psychologie de l’enfance : des bébés naturellement moraux ?

Pendant longtemps, les jeunes enfants étaient considérés comme égocentriques et amoraux. Mais des recherches récentes en psychologie du développement, notamment aux États-Unis et au Japon, remettent cette idée en question. Elles montrent que les nourrissons possèdent dès les premiers mois des intuitions morales rudimentaires, et qu’ils peuvent manifester de l’empathie, du sens de la justice, voire des comportements prosociaux.

Les bébés préfèrent les gentils

L’un des travaux les plus célèbres est celui de Karen Wynn et Paul Bloom (Yale University), à partir de 2007. Dans une expérience devenue emblématique, des bébés de 6 à 10 mois regardent une scène animée : un personnage (souvent une forme colorée avec des yeux) essaie de monter une colline ; un autre personnage l’aide, un troisième le pousse en bas. Ensuite, on présente au bébé les deux personnages : lequel choisit-il ? Résultat : 80 à 90 % des bébés choisissent le personnage aidant.

Cela suggère que dès l’âge de 6 mois, les nourrissons semblent préférer les comportements prosociaux aux comportements hostiles. D'autres variantes ont montré que les bébés attendent qu’un acteur « punisse » un méchant, ou qu’ils trouvent anormal qu’un gentil soit sanctionné. Ce qui laisse entendre une forme intuitive de justice.

L’entraide dès 18 mois

À partir d’un an et demi, les enfants manifestent déjà des gestes d’entraide spontanés. Le psychologue Michael Tomasello, à l’Institut Max Planck, a mené des dizaines d’expériences où un adulte laisse tomber un objet, peine à ouvrir une porte, ou fait semblant de se blesser. Dans la majorité des cas, les enfants interviennent sans récompense, ni encouragement.

Ce type de comportement semble montrer que l’aide désintéressée existe dès le plus jeune âge, et ne dépend pas (au départ) d’une éducation morale explicite.

Mais aussi : tribalisme et préférences de groupe

Cependant, ces premières tendances ne signifient pas que l’enfant est un ange. Très tôt, il développe aussi des biais d’affiliation : il préfère les individus qui parlent sa langue, qui ont ses goûts alimentaires, ou qui lui ressemblent. Des études ont montré que dès l’âge de 3 ans, les enfants peuvent exclure ceux qui sont perçus comme différents.

Conclusion : l’enfant a en lui les germes de l’altruisme universel et du favoritisme tribal. C’est la culture, l’éducation, les récits partagés qui détermineront jusqu’où s’étend sa compassion.

B. Psychologie sociale : le contexte fabrique le bien… ou le mal

Si l’enfance révèle une disposition potentielle au bien, les expériences de psychologie sociale montrent à quel point les conditions sociales influencent le comportement moral. Deux expériences majeures illustrent ce point : Milgram et Zimbardo.

L’obéissance destructrice (Stanley Milgram, 1963)

Motivé par le procès du nazi Adolf Eichmann, Stanley Milgram voulait comprendre : des gens ordinaires peuvent-ils faire le mal simplement par obéissance à l’autorité ?

Il a conçu une expérience où des volontaires croyaient faire partie d’un test sur la mémoire. Leur tâche : administrer des chocs électriques croissants à un « élève » en cas de mauvaise réponse. En réalité, il n’y avait pas de chocs, et l’élève était un acteur. Le but : voir jusqu’où irait le « professeur » sous la pression d’un scientifique en blouse blanche.

Résultat : 65 % des participants sont allés jusqu’à 450 volts, malgré les cris de douleur simulés de l’élève.

Milgram conclut : « Un pourcentage inquiétant de gens obéissent à une autorité, même si cela entre en conflit avec leur conscience. »

Cette expérience montre que la soumission à l’autorité peut suspendre la morale personnelle – une dynamique malheureusement bien connue dans l’histoire. Mais si l'autorité est saine ?

La prison de Stanford (Philip Zimbardo, 1971)

Autre expérience choc : le Stanford Prison Experiment de Philip Zimbardo. Des étudiants, répartis au hasard en « gardiens » et « prisonniers », jouent leurs rôles dans un faux pénitencier. En quelques jours, les gardiens deviennent sadiques et abusifs, les prisonniers soumis, apathiques, déprimés.

L’expérience est arrêtée au bout de 6 jours (au lieu de 2 semaines prévues), tant les effets sont toxiques.

Zimbardo en tire une leçon cruciale : ce ne sont pas de mauvaises personnes qui créent des abus, mais des systèmes mal conçus. Il parle d’effet Lucifer : toute personne peut basculer dans la cruauté, selon le rôle qu’on lui donne.

L’effet témoin : l’inhibition de l’aide

L’expérience de Darley et Latané (1968), après le meurtre de Kitty Genovese à New York (commis devant des témoins passifs), a révélé un autre phénomène : plus il y a de témoins, moins chacun intervient. C’est le bystander effect, causé par la diffusion de responsabilité.

Mais des recherches récentes (2019, Amsterdam, CCTV footage) ont montré que dans plus de 90 % des agressions observées, quelqu’un intervient. Cela nuance l’image pessimiste : l’homme a tendance à intervenir, sauf s’il se sent déresponsabilisé ou invisible.

C. Personnalité, empathie et choix moraux

Si le contexte compte, il n’efface pas la variabilité individuelle. Certaines personnes agissent systématiquement de manière plus altruiste ou plus cruelle que d’autres, indépendamment de la situation.

L’empathie : moteur du comportement moral

Le psychologue C. Daniel Batson a montré que l’empathie (la capacité à ressentir ce que vit autrui) augmente fortement les comportements d’aide. Dans ses expériences, il distingue :

  • L’aide égoïste (pour éviter la culpabilité ou obtenir une récompense)

  • L’aide authentiquement altruiste, motivée uniquement par la souffrance perçue de l’autre.

Batson démontre que sous condition d’empathie forte, l’individu aide même s’il peut fuir ou s’en tirer sans blâme.

Les traits de personnalité : tous égaux devant la morale ?

La psychologie des traits (modèle Big Five) montre que des personnes ayant une forte agréabilité (gentillesse, empathie) sont plus enclines à aider, à coopérer, à pardonner.

À l’inverse, les personnes à haut score de narcissisme ou de traits antisociaux (ex. psychopathie) montrent moins d’empathie, moins de remords, plus d’instrumentalisation d’autrui.

La résistance morale : un facteur personnel

Pourquoi certains refusent de commettre l’injuste, même sous pression (ex. résistants, Justes parmi les nations) ? Les recherches (Oliner & Oliner, 1988) ont montré que ces individus partagent souvent :

  • Une forte empathie

  • Un sentiment de responsabilité personnelle

  • Des valeurs morales intériorisées

  • Un entourage valorisant l’altruisme

Cela suggère que, même en situation extrême, certains individus agissent selon leur conscience, preuve que la bonté peut triompher des circonstances.

III. L’évolution et la nature humaine : entre coopération et conflit

Si l’homme a en lui des dispositions pour le bien, mais aussi des tendances contraires, d’où viennent-elles ? Pour les philosophes classiques, c’est souvent une affaire d’essence ou d’âme. Mais pour les scientifiques contemporains, la question se pose en termes évolutionnaires. Car Homo sapiens est d’abord un animal façonné par des millions d’années de sélection naturelle. Comprendre pourquoi nous sommes parfois coopératifs, parfois agressifs passe donc par l’étude de notre passé biologique, de notre comportement animal et de notre histoire sociale.

A. L’altruisme selon la sélection naturelle : un paradoxe apparent

L’altruisme semble a priori contradictoire avec la logique darwinienne : pourquoi un individu risquerait-il sa vie, ou renoncerait-il à un avantage, pour le bénéfice d’un autre ? Pourtant, l’évolution a su sélectionner plusieurs formes d’altruisme stratégique.

La sélection de parentèle (Hamilton)

Dans les années 1960, le biologiste W.D. Hamilton propose que la sélection naturelle peut favoriser des comportements altruistes si ces comportements aident des individus partageant les mêmes gènes. C’est la kin selection : en aidant ses enfants, ses frères ou ses cousins, on maximise indirectement sa propre fitness génétique.

Cela explique pourquoi l’homme (comme les animaux sociaux) aide spontanément les membres de sa famille.

L’altruisme réciproque (Trivers)

Mais pourquoi aide-t-on des inconnus ? En 1971, Robert Trivers propose le concept d’altruisme réciproque : un individu aide un autre en espérant un retour futur. Cette coopération conditionnelle a pu être favorisée par l’évolution dans des groupes où les interactions étaient fréquentes, et où les tricheurs pouvaient être reconnus et sanctionnés.

De nombreuses expériences en théorie des jeux (comme le dilemme du prisonnier itéré) montrent que les stratégies coopératives « conditionnelles » sont très efficaces à long terme.

La punition altruiste : défendre la morale, même à ses frais

Dans les années 2000, les économistes Ernst Fehr et Simon Gächter démontrent que des individus sont prêts à punir ceux qui enfreignent une règle sociale, même s’ils n’en tirent aucun bénéfice direct. C’est la punition altruiste.

Ce comportement, observé dans toutes les cultures, semble indiquer un engagement moral fort et un attachement à la justice collective.

Ces mécanismes ont sans doute été biologiquement sélectionnés parce qu’ils permettent la stabilité de la coopération, cruciale pour la survie dans les sociétés humaines.

B. Sélection de groupe et paradoxe de l’agression

Une autre explication vient de la sélection de groupe. Certains chercheurs, comme Samuel Bowles ou Herbert Gintis, ont montré par modélisation que des groupes solidaires et altruistes entre eux pouvaient l’emporter sur d’autres groupes plus individualistes. Ainsi, dans un monde où les conflits intergroupes sont fréquents, la coopération intra-groupe peut aller de pair avec l’hostilité inter-groupe.

C’est l’hypothèse du « parochial altruism » : les humains sont naturellement bons avec leurs proches, mais soupçonneux ou agressifs envers les autres.

Cela expliquerait le tribalisme instinctif, l’opposition « nous » vs « eux », observée dès l’enfance et renforcée par les conflits historiques.

IV. Ce que disent les neurosciences : le cerveau de la morale

S’il existe une part biologique à nos comportements moraux, cela devrait se manifester dans notre cerveau. Depuis deux décennies, les neurosciences sociales et affectives ont tenté de cartographier les bases neuronales de l’empathie, de l’entraide, mais aussi de l’agression, de la trahison et de l’indifférence morale.

Le résultat ? Le cerveau humain semble bel et bien câblé pour ressentir le bien, agir avec compassion… mais il possède aussi les circuits pour l’indifférence, la brutalité ou l’égoïsme froid. Ce sont donc les conditions d’activation de ces circuits qui font toute la différence.

A. Les circuits de l’empathie

Neurones miroirs : ressentir avec autrui

Découverts chez les singes macaques dans les années 1990 (Giacomo Rizzolatti), les neurones miroirs s’activent aussi bien quand un individu agit que quand il voit quelqu’un d’autre agir. Chez l’humain, ce système s’étend à l’expérience émotionnelle.

Voir quelqu’un souffrir, c’est (en partie) le ressentir nous-mêmes.

IRM fonctionnelle à l’appui, plusieurs études ont montré que l’observation de la douleur d’autrui active les mêmes zones cérébrales que lorsqu’on souffre soi-même : insula, cortex cingulaire antérieur, amygdale.

Ces circuits sont à la base de l’empathie émotionnelle, première étape du comportement moral.

B. Le plaisir de faire le bien

Faire le bien active le circuit de la récompense

En 2006, Jorge Moll et ses collègues montrent que donner à une œuvre de charité active dans le cerveau les mêmes zones que recevoir une récompense : le striatum et le cortex orbitofrontal médian, deux centres du plaisir et de la motivation.

La générosité fait du bien. Elle déclenche une véritable récompense neuronale, comparable à celle du chocolat ou de l’argent.

Cette découverte soutient l’idée que la bonté n’est pas seulement un choix moral conscient : elle est ancrée dans notre biologie émotionnelle, récompensée chimiquement.

L’ocytocine : la molécule de la confiance

L’hormone ocytocine, souvent appelée « hormone de l’amour », joue un rôle central dans les liens sociaux, l’attachement maternel, la fidélité ou la coopération.

Dans une expérience célèbre publiée dans Nature (Kosfeld et al., 2005), des participants ayant inhalé de l’ocytocine se montrent beaucoup plus confiants dans un jeu économique. Ils prêtent deux fois plus d’argent à un partenaire inconnu que le groupe contrôle.

L’ocytocine semble augmenter la confiance, la générosité et la lecture des émotions.

Mais attention : ses effets sont contextuels. Elle renforce surtout les liens intra-groupe, et peut accentuer la méfiance envers les autres. Là encore, notre altruisme a ses frontières naturelles.

C. Le cerveau du mal : quand la morale se déconnecte

Les troubles de l’empathie

Les personnes atteintes de personnalité antisociale ou de psychopathie présentent des anomalies cérébrales mesurables :

  • Hypoactivation de l’amygdale : moins de réponse à la peur d’autrui.

  • Défaut de connectivité avec le cortex préfrontal : faibles capacités d’inhibition et de raisonnement moral.

  • Moindre activation de l’insula et du cortex cingulaire : faibles réponses à la souffrance observée.


Ces profils montrent une indifférence émotionnelle face à la douleur d’autrui, qui se traduit par des comportements froids, manipulateurs, parfois violents. Mais ces cas sont exceptionnelles et montrent un dysfonctionnement sur une norme Humaine globalement équilibré pour avoir un minimum d'empathie pour ces semblables.

Le cas Phineas Gage

Le célèbre cas de Phineas Gage (1848), ouvrier dont le lobe frontal fut traversé par une barre de fer, est souvent cité : autrefois calme et sociable, il devient irritable, immoral, désinhibé.

Cette anecdote montre que les zones frontales, en particulier le cortex préfrontal ventromédian, jouent un rôle clé dans le contrôle émotionnel et le jugement moral.

D. La plasticité morale : un cerveau qui peut apprendre le bien

La bonne nouvelle des neurosciences : le cerveau n’est pas figé. Il est plastique, et l’empathie peut se cultiver.

Méditation et entraînement de la compassion

Des études de Tania Singer, Matthieu Ricard et Antoine Lutz ont montré que des moines bouddhistes entraînés à la méditation de la compassion présentent :

  • Une activation accrue des régions de l’empathie (insula, cortex cingulaire)

  • Une plus grande tolérance à la douleur des autres

  • Une capacité à réguler leurs propres émotions négatives

Le cerveau moral peut s’entraîner. La bienveillance n’est pas une grâce tombée du ciel : c’est un muscle qu’on peut développer.

V. Économie comportementale et morale humaine

S’il est un domaine qui ne laisse guère de place à la naïveté, c’est bien celui de l’économie. Le fameux « homo œconomicus », ce modèle rationnel et individualiste cher aux économistes classiques, postule un humain froidement calculateur, cherchant à maximiser son intérêt personnel à moindre coût. Pourtant, depuis les années 1980, des expériences en économie comportementale viennent sérieusement bousculer ce modèle : elles montrent que l’être humain est moins égoïste qu’on ne l’imaginait, capable d’équité, de coopération et même de sacrifice moral.

A. L’ultimatum : la justice plus forte que l’intérêt

Le jeu de l’ultimatum est devenu une référence : un joueur A reçoit une somme d’argent (ex. 100 €) et doit en proposer une part à un joueur B. Si B accepte, chacun garde sa part ; s’il refuse, personne ne gagne rien.

La théorie économique classique prédit que A proposera le minimum (ex. 1 €) et que B acceptera (car c’est mieux que 0).

En réalité, les offres inférieures à 20 % sont massivement rejetées : la majorité des joueurs A proposent entre 40 et 50 %, par souci d’équité.

L’humain préfère perdre de l’argent que d’accepter une injustice.

Ces résultats, observés dans des dizaines de cultures (Henrich et al., 2004), montrent que l’être humain est profondément sensible à la justice — au point de sanctionner un comportement injuste, même à ses dépens.

B. Le jeu des biens publics : punir pour coopérer

Dans le jeu des biens publics, chaque participant reçoit de l’argent. Il peut en garder pour lui ou en verser dans un pot commun, multiplié puis redistribué. Coopérer profite à tous, mais tricher (ne rien donner et bénéficier quand même) maximise le gain personnel.

Résultat : au début, beaucoup coopèrent, mais la tricherie augmente vite… sauf si les joueurs peuvent punir.

Quand on introduit la possibilité de punition altruiste (payer un coût pour sanctionner un tricheur), les contributions se maintiennent à un niveau élevé. Cela suggère une volonté collective d’imposer une norme morale, même sans profit immédiat.

Les humains ne sont pas seulement coopératifs : ils sont attachés aux règles du jeu juste.

C. La confiance et la réputation : moteurs silencieux du bien

Dans le jeu de la confiance, un joueur envoie de l’argent à un autre, qui le reçoit multiplié… et peut en rendre une partie ou tout garder. La logique économique prédit l’égoïsme.

Mais dans la majorité des cas, les participants font confiance et le second joueur rend une part significative.

Ces comportements sont favorisés par des facteurs comme :

  • Le regard d’autrui (même une image d’yeux sur un mur suffit à augmenter l’honnêteté)

  • Le souci de la réputation

  • Le plaisir de se sentir moral

Ces résultats sont cohérents avec les neurosciences : faire le bien active les circuits du plaisir, notamment lorsqu’il est vu ou reconnu.

Conclusion

La question posée — « L’homme est-il bon par essence ? » — semble simple. Mais elle nous entraîne, comme nous l’avons vu, au cœur d’un débat millénaire et fondamental, qui mobilise tout à la fois la philosophie, la psychologie, la biologie, les neurosciences et l’économie.

Il en ressort une réponse claire : l’homme n’est pas bon par essence au sens absolu, mais il porte en lui la possibilité du bien. Il est biologiquement et psychologiquement prédisposé à la coopération, à la compassion, à la justice, mais ces prédispositions sont modulables. Elles peuvent être renforcées — ou inhibées — par l’éducation, les normes sociales, le contexte politique, le niveau de stress, la qualité des institutions, ou même… l’anonymat sur Internet.

Nous sommes donc des êtres fondamentalement ambivalents, à la fois capables de grandeur morale et de cruauté ordinaire. Ce constat rejoint les grandes intuitions de Pascal, d’Arendt ou de Sartre : l’homme est un être de tension, dont la responsabilité est de choisir, sans cesse, ce qu’il veut devenir.

Et c’est peut-être là l’élément le plus important : ce n’est pas notre essence qui détermine notre bonté, mais notre effort pour la faire advenir. Nous ne naissons pas pleinement moraux, mais nous portons en germe ce qui peut le devenir. À nous — individuellement et collectivement — de créer les conditions pour que cette part lumineuse de nous-mêmes s’exprime : par l’exemple, l’éducation, la réflexion, la justice, la culture, la responsabilité.

Dans un monde où les défis sont globaux — climatiques, sociaux, technologiques —, nous n’avons sans doute jamais autant eu besoin de croire en notre capacité à coopérer, à nous élever, à faire le bien. Non pas par naïveté, mais par réalisme lucide : car les faits montrent que l’humain est tout à fait capable du pire… mais qu’il l’est aussi du meilleur.

L’homme n’est peut-être pas bon par essence, mais il peut le devenir par conscience.

Et cette conscience, fragile mais tenace, est peut-être ce que nous avons de plus humain.