Les différents dogmes et courants

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L’islam se définit fondamentalement par l’attestation de foi en l’unicité absolue de Dieu (tawḥîd) et la reconnaissance de Muhammad (ﷺ) comme son dernier prophète. Cependant, derrière cette apparente simplicité doctrinale s’est développée une multiplicité de courants théologiques, juridiques et spirituels. Ces différents courants ne sont pas seulement des divergences secondaires, mais traduisent des lectures contrastées du Coran, de la Sunna, et des principes fondamentaux de la foi (Hodgson, 1974).

Cet article explore l’émergence historique des grands courants doctrinaux et théologiques de l’islam, depuis les origines jusqu’à nos jours, en insistant sur les raisons historiques et intellectuelles qui expliquent leur apparition et leur persistance.

1. Les fondements dogmatiques partagés : piliers de la foi islamique

a) Tawḥîd : le principe d’unicité divine

Le dogme essentiel en islam est l’unicité absolue de Dieu (tawḥîd). Cette affirmation est formulée explicitement dans la profession de foi (shahâda) :

« Il n’y a pas d’autre dieu que Dieu, et Muhammad est le messager de Dieu ».

Ce principe entraîne le rejet catégorique de toute forme d’idolâtrie ou d’association (shirk), et implique une conception radicalement transcendante, omnipotente et miséricordieuse de Dieu (Izutsu, 1964).

b) Les six articles de foi selon le sunnisme

Dans la tradition sunnite majoritaire, la foi islamique s’articule autour de six piliers doctrinaux fondamentaux :

  1. La croyance en Dieu (Allâh), unique et sans égal.

  2. La croyance aux anges (malâ’ika), êtres de lumière chargés d’exécuter les ordres divins.

  3. La foi dans les Livres révélés (kutub), dont le Coran est considéré comme l’aboutissement et le sceau.

  4. La croyance aux prophètes et messagers (anbiyâ’ wa rusul), depuis Adam jusqu’à Muhammad (ﷺ).

  5. La croyance au Jour du Jugement (Yawm al-dîn), à la résurrection et au jugement des actes humains.

  6. La croyance au décret divin et au destin (qadar), qu’il soit perçu comme bon ou mauvais par les humains (Gardet, 1961).

Ces articles sont partagés par la majorité des musulmans, sunnites, chiites ou ibadites, bien que leur interprétation puisse fortement diverger (Madelung, 1997).

2. Les premières divisions historiques : la question politique et théologique de la succession du Prophète

a) Sunnisme vs Chiisme : une division précoce et durable

À la mort du Prophète Muhammad (ﷺ) en 632, la question de sa succession déclenche une crise profonde au sein de la communauté musulmane naissante (Umma). Cette question, initialement politique, devient rapidement théologique et juridique :

  • Les sunnites, majoritaires, reconnaissent les quatre premiers califes élus (« Bien-guidés » : Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî) comme légitimes, en insistant sur la légitimité du consensus (ijmâ‘) pour choisir les dirigeants politiques et religieux (Kennedy, 2007).

  • Les chiites considèrent au contraire que la succession ne peut être que dans la descendance directe du Prophète Muhammad (ﷺ) à travers son cousin et gendre ‘Alî ibn Abî Ṭâlib et ses descendants, désignés explicitement par Dieu (naṣṣ). Pour eux, l’imamat est une fonction divinement inspirée, dotée d’une autorité spirituelle infaillible (Amir-Moezzi, 2007).

Cette fracture initiale, marquée par des affrontements violents tels que la bataille de Ṣiffîn (657) et le martyre d’al-Ḥusayn à Karbala (680), est à l’origine du principal schisme doctrinal et politique de l’islam, toujours actif aujourd’hui.

b) Le Kharijisme : un courant puritain radical

Un troisième courant, les Kharijites (« ceux qui sortent »), apparaît durant ces conflits autour du califat d’‘Alî. Opposés à toute négociation politique, ils professent un islam radicalement égalitaire, refusant la légitimité du califat héréditaire ou imposé, prônant la désignation du calife uniquement sur la base du mérite personnel et de la piété absolue (Watt, 1973).

Les Kharijites, dont l’histoire est marquée par une radicalité violente initiale (assassinat d’‘Alî en 661), ont progressivement évolué vers un courant modéré, l’ibadisme, encore présent à Oman, en Algérie et en Libye (Lewicki, 1971).

3. Le développement de la théologie spéculative (kalām) : rationalité et foi en tension

a) Le mutazilisme : primauté de la raison et de la justice divine

À partir du VIIIᵉ siècle, le mutazilisme émerge comme un courant rationaliste majeur dans l’islam classique. Ses adeptes défendent des positions théologiques audacieuses :

  • Le Coran est considéré comme une création divine, donc non éternel (Coran créé), contrairement à la position majoritaire affirmant son éternité (Van Ess, 1997).

  • L’homme dispose d’un libre arbitre complet et absolu face à Dieu, ce qui garantit la justice divine, excluant que Dieu puisse vouloir l’injustice (‘adl) (Rahman, 1979).

Sous le califat abbasside, notamment à l’époque d’al-Ma’mûn (813–833), le mutazilisme devient doctrine officielle d’État, avant d’être rejeté quelques décennies plus tard.

b) L’ash‘arisme : une théologie sunnite majoritaire

En réaction au mutazilisme, Abû al-Ḥasan al-Ash‘arî (873–935) propose une synthèse doctrinale qui deviendra dominante en milieu sunnite :

  • Affirmation que le Coran est la parole éternelle de Dieu, incréée.

  • Reconnaissance d’un libre arbitre limité chez l’humain, soumis en dernière instance à la volonté souveraine de Dieu, ce que l’on appelle l’« acquisition » (kasb) des actes humains par l’homme, mais créés par Dieu (Frank, 1989).

Ce courant, qui cherche à équilibrer raison et révélation, est renforcé par l’œuvre monumentale d’al-Ghazâlî (m. 1111), contribuant à en faire la théologie majoritaire dans le monde sunnite jusqu’à nos jours.

4. Le développement historique de la sharî‘a : la jurisprudence comme cœur de la civilisation islamique

a) De la révélation à la jurisprudence (fiqh)

À partir des VIIIᵉ et IXᵉ siècles, les savants musulmans (fuqahâ’) élaborent progressivement une jurisprudence (fiqh) destinée à traduire concrètement les enseignements du Coran et de la Sunna en règles pratiques régissant tous les aspects de la vie quotidienne : culte, droit familial, commerce, justice pénale (Schacht, 1964).

La sharî‘a, littéralement la « voie droite », devient ainsi non seulement une loi religieuse mais aussi un système global structurant la société islamique médiévale et postérieure (Hallaq, 2009).

b) Les grandes écoles juridiques sunnites

Entre le IXᵉ et le XIᵉ siècle, quatre écoles juridiques (madhâhib) sunnites majeures apparaissent, chacune dotée de sa méthodologie propre :

  • Hanafite : Fondée par Abû Ḥanîfa (m. 767) en Irak, elle privilégie l’usage du raisonnement personnel (ra’y), de l’analogie (qiyâs) et de la flexibilité face aux nouveaux problèmes (Melchert, 1997).

  • Malikite : Fondée par Mâlik ibn Anas (m. 795) à Médine, elle met en avant les traditions vivantes des habitants de Médine (‘amal ahl al-Madîna) comme norme juridique.

  • Chaféite : Fondée par al-Shâfi‘î (m. 820) en Égypte, elle insiste fortement sur l’authenticité et la prééminence des hadiths prophétiques comme source du droit.

  • Hanbalite : Fondée par Ahmad ibn Hanbal (m. 855) à Bagdad, elle adopte une interprétation littérale du Coran et des hadiths authentiques, limitant le recours à la spéculation intellectuelle (Hallaq, 2009).

Bien que concurrentes dans leur méthodologie, ces écoles sont mutuellement reconnues et coexistent pacifiquement dans la plupart des régions musulmanes jusqu’à aujourd’hui.

c) Le droit chiite duodécimain (ja‘farite)

Chez les chiites duodécimains, une école juridique spécifique s’impose, basée sur les enseignements des douze Imams descendants de ‘Alî et Fâtima, considérés comme infaillibles. Cette jurisprudence, appelée ja‘farite (du nom du 6ᵉ imam, Ja‘far al-Ṣâdiq), accorde une place centrale aux traditions rapportées par les Imams (Amir-Moezzi, 2007).

Le ja‘farisme se distingue aussi par une ouverture plus large à l’ijtihâd (effort d’interprétation individuelle raisonnée) maintenu ouvert jusqu’à aujourd’hui, contrairement à certaines écoles sunnites ayant limité cette pratique dès le XIIIᵉ siècle.

5. Le soufisme : dimension mystique et spirituelle de l’islam

a) Origines et développement du soufisme (taṣawwuf)

Dès le VIIIᵉ siècle, le soufisme apparaît comme une dimension spirituelle profonde de l’islam, privilégiant l’intériorité, l’amour mystique et la recherche d’union spirituelle avec Dieu (Schimmel, 1975).

Les premiers soufis comme al-Ḥasan al-Baṣrî (m. 728) ou Râbi‘a al-‘Adawiyya (m. 801) prônent un retour à une vie simple, ascétique, centrée sur la sincérité intérieure et la pureté du cœur.

Au fil des siècles, le soufisme s’organise en confréries (ṭuruq), telles que les Qâdiriyya, les Chishtiyya, les Shâdhiliyya ou encore les Naqshbandiyya, diffusant leurs pratiques à travers tout le monde musulman (Knysh, 2000).

b) Influence du soufisme dans l’histoire de l’islam

Le soufisme devient une voie majeure pour l’expansion de l’islam dans des régions éloignées (Afrique subsaharienne, Asie centrale, Inde) grâce à son caractère inclusif, pacifique et adapté aux traditions locales (Trimingham, 1971).

Des maîtres spirituels comme Jalâl al-Dîn Rûmî (1207–1273), auteur du célèbre Masnavi, ou Ibn ‘Arabî (1165–1240), penseur de l’« Unicité de l’être » (waḥdat al-wujûd), incarnent l’extraordinaire richesse intellectuelle, poétique et mystique du soufisme.

c) Tensions internes autour du soufisme

Malgré sa popularité, le soufisme connaît régulièrement des tensions avec certains courants littéralistes (notamment hanbalites ou salafistes) qui dénoncent les pratiques jugées innovatrices (bid‘a) ou hétérodoxes, comme le culte des saints, les danses extatiques, ou certaines pratiques ésotériques (Knysh, 2000).

6. Époque moderne et contemporaine : pluralité accrue des courants musulmans

a) Le réformisme islamique (XIXᵉ–XXᵉ siècle)

Face à la colonisation occidentale et au déclin des sociétés musulmanes, un courant réformiste puissant se développe avec des penseurs tels que Jamâl al-Dîn al-Afghânî, Muhammad ‘Abduh et Rashîd Ridâ, appelant à :

  • Revenir au Coran et à la Sunna en rejetant les traditions culturelles sclérosées.

  • Rouvrir la porte de l’ijtihâd pour adapter l’islam aux réalités modernes (Hourani, 1983).

b) Le wahhabisme et le salafisme contemporain

Le wahhabisme, né au XVIIIᵉ siècle avec Muḥammad ibn ‘Abd al-Wahhâb (1703–1792), puis le salafisme contemporain, affirment la nécessité d’un retour strict aux pratiques et croyances des premiers musulmans (salaf al-ṣâlih). Ce courant rejette violemment les innovations doctrinales et pratiques introduites par le soufisme ou la théologie spéculative (kalâm) (Commins, 2006).

Bien qu’ultraconservateur, ce courant se divise en deux branches :

  • Une branche institutionnelle (Arabie saoudite).

  • Une branche djihadiste radicalisée (Daech, Al-Qaïda).

c) Islamisme politique contemporain

À partir du XXᵉ siècle, émergent des mouvements politiques islamistes (Frères musulmans, Jamaat-e-Islami) affirmant que l’islam est non seulement une religion mais un système politique complet devant structurer l’État et la société, souvent en opposition frontale avec les régimes séculiers et autoritaires en place (Roy, 1992).

Conclusion

La multiplicité des courants doctrinaux et théologiques en islam n’est ni un signe de division irrémédiable, ni une anomalie historique, mais le reflet naturel d’une tradition spirituelle vivante, toujours en dialogue avec des contextes variés.

Des divergences sur le pouvoir politique initial aux débats modernes sur la réforme, en passant par les tensions autour du soufisme ou de la jurisprudence, l’islam manifeste une remarquable capacité à maintenir son unité spirituelle autour de principes fondamentaux (Coran, unicité divine, modèle prophétique), tout en laissant s’épanouir une pluralité doctrinale et intellectuelle intense et créative.