L'époque moderne et contemporaine

7 min read

À partir du XIXᵉ siècle, le monde musulman connaît des bouleversements majeurs dus à l’impact de la colonisation européenne, à la dissolution des empires traditionnels (ottoman, perse, moghol), à l’avènement des États-nations modernes, et aux défis culturels et politiques liés à la modernité occidentale (Lapidus, 2002). Ces événements déclenchent une série de réactions variées allant de la résistance armée aux réformes intellectuelles et politiques, en passant par l’émergence d’un islam politique et de nouveaux mouvements spirituels.

Cet article retrace l’évolution religieuse, sociale, intellectuelle et politique de l’islam moderne et contemporain, en montrant comment les musulmans ont répondu aux défis historiques tout en cherchant à préserver leur héritage spirituel.

1. Le choc colonial : effondrement et résistances

a) Fin des grands empires islamiques (1800–1924)

Entre le début du XIXᵉ siècle et les années 1920, le monde musulman subit une colonisation massive par les puissances européennes (France, Royaume-Uni, Russie) :

  • Afrique du Nord : colonisation française (Algérie dès 1830, Tunisie en 1881, Maroc en 1912).

  • Égypte : domination britannique à partir de 1882.

  • Moyen-Orient : démembrement progressif de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale (Traité de Sèvres, 1920 ; abolition du califat ottoman par Mustafa Kemal Atatürk en 1924).

  • Sous-continent indien : fin progressive de l’Empire moghol et domination britannique totale après 1857 (Lapidus, 2002).

Cette colonisation entraîne l’effondrement des structures politiques islamiques traditionnelles, générant une crise d’autorité religieuse et politique profonde, bouleversant durablement les équilibres sociaux et culturels.

b) Résistances religieuses et politiques

Face à cette agression coloniale, des formes variées de résistance émergent rapidement dans les territoires musulmans :

  • Résistance armée :

    • L’Émir Abdelkader en Algérie (1832–1847), chef charismatique et lettré, organise une résistance islamique structurée contre l’occupation française (Clancy-Smith, 1994).

    • Le Mahdî au Soudan (1881–1898), proclamant un islam messianique contre la colonisation britannique (Holt, 1970).

    • Les mouvements soufis en Afrique subsaharienne (Cheikh Ahmadou Bamba au Sénégal) utilisent le soufisme comme vecteur de résistance passive et active contre la colonisation.

  • Résistance intellectuelle et réformiste :

    • Jamâl al-Dîn al-Afghânî (1838–1897) appelle à une renaissance de l’islam par la raison et l’unité panislamique contre l’Occident impérialiste.

    • Muhammad ‘Abduh (1849–1905), disciple d’al-Afghânî, milite pour une réforme intellectuelle interne, prônant une synthèse originale entre foi islamique et modernité occidentale (Hourani, 1983).

Ces résistances montrent que le choc colonial ne conduit pas à un simple abandon de l’islam mais génère au contraire des efforts diversifiés pour revitaliser la religion face à la modernité occidentale.

2. Émergence d’un islam réformiste moderne (XIXᵉ–XXᵉ siècle)

a) Modernistes musulmans : synthèse entre islam et modernité

Face à la crise coloniale, un courant réformiste majeur émerge parmi les intellectuels musulmans, cherchant à articuler tradition religieuse et rationalisme moderne :

  • Muhammad ‘Abduh (Égypte) : Prône la relecture rationnelle du Coran et de la Sunna, l’ouverture à la science moderne, et l’usage raisonné de l’ijtihâd (interprétation individuelle raisonnée), refusant le traditionalisme figé (Hourani, 1983).

  • Rashîd Ridâ (1865–1935) : Disciple d’Abduh, développe une approche salafiste réformée, préconisant un retour aux sources islamiques originelles mais adaptées à l’époque contemporaine (Adams, 1968).

  • Muhammad Iqbal (1877–1938, Inde/Pakistan) : Poète et philosophe majeur, propose une vision dynamique et créative de l’islam, compatible avec l’individualisme moderne, la science et le progrès social (Schimmel, 1963).

Ce courant réformiste, souvent qualifié de « modernisme islamique », vise à permettre aux sociétés musulmanes de sortir de la stagnation sans renoncer à leur identité religieuse.

3. États laïques, nationalismes et sécularisation de l’islam (XXᵉ siècle)

a) Laïcisation autoritaire dans les États musulmans

Au XXᵉ siècle, plusieurs États musulmans nouvellement indépendants adoptent des politiques de sécularisation autoritaire, cherchant à marginaliser ou contrôler la religion pour imposer un État moderne :

  • Turquie de Mustafa Kemal Atatürk (1923–1938) : abolition du califat, interdiction des symboles religieux dans l’espace public, adoption du code civil suisse à la place de la sharî‘a, marginalisation des institutions religieuses traditionnelles (Zürcher, 1993).

  • Tunisie de Habib Bourguiba (1956–1987) : adoption d’un Code du statut personnel moderne (1956), interdiction de la polygamie, contrôle étroit des mosquées et limitation drastique de l’éducation religieuse traditionnelle (Perkins, 2014).

b) Nationalisme arabe : intégration autoritaire de l’islam

Dans le monde arabe, des régimes nationalistes (Égypte nassérienne, Syrie baathiste, Irak baasiste) imposent une forme de laïcité autoritaire où la religion est soumise à l’État et encadrée :

  • Répression des Frères musulmans en Égypte sous Nasser (1954), intégration des institutions religieuses officielles (al-Azhar) à l’État (Kepel, 2000).

  • Politique du parti Baas en Syrie et en Irak : contrôle étroit du discours religieux, interdiction des mouvements islamistes indépendants, promotion d’un islam étatique modéré mais fortement surveillé (Batatu, 1978).

Ces politiques, en voulant moderniser par le haut, engendrent souvent des résistances et des tensions internes qui se répercuteront au XXIᵉ siècle.

4. Islamisme politique : renaissance religieuse et idéologique (1928–1979)

a) Naissance des Frères musulmans (Égypte, 1928)

En réponse à la marginalisation politique et culturelle de l’islam par les régimes nationalistes laïques, les Frères musulmans, fondés par Hasan al-Banna en 1928, défendent un retour à un islam global, intégral, couvrant tous les aspects de la vie (religion, société, économie, politique). Ils s’imposent progressivement comme force politique et sociale majeure en Égypte puis dans le monde arabe (Mitchell, 1969).

b) Révolution islamique en Iran (1979)

En Iran, la Révolution islamique menée par l’Ayatollah Khomeini en 1979 instaure une théocratie chiite, montrant pour la première fois au XXᵉ siècle la possibilité concrète d’un État islamique moderne gouverné directement par un clergé religieux (Keddie, 2003).

Cette révolution a un impact considérable sur l’ensemble du monde musulman, relançant les débats sur l’islam politique et la possibilité d’un modèle alternatif à la fois à la démocratie libérale occidentale et aux régimes autoritaires laïques.

5. Radicalisations contemporaines : l’islamisme djihadiste et le phénomène salafiste (1980–2020)

a) Émergence du salafisme djihadiste : du conflit afghan à Al-Qaïda

À partir des années 1980, le djihad antisoviétique en Afghanistan devient le terreau d’une radicalisation nouvelle au sein de certains courants islamistes. Des militants venus du monde entier combattent au nom du djihad, sous l’influence idéologique d’intellectuels radicaux comme Abdallah Azzam et plus tard Ayman al-Zawahiri (Kepel, 2000).

Après le retrait soviétique (1989), ces combattants radicalisés se retournent progressivement contre l’Occident, perçu comme nouvel ennemi de l’islam. Oussama Ben Laden crée en 1988 Al-Qaïda (« La base »), un réseau djihadiste mondial visant à combattre l’Occident, avec les attentats du 11 septembre 2001 comme acte fondateur (Roy, 2004).

b) Daech (État islamique) : djihad territorial et takfîrisme

En 2014, l’émergence de Daech (État islamique en Irak et au Levant) marque un tournant radical. Contrairement à Al-Qaïda, Daech ne se limite pas au terrorisme mais proclame la restauration immédiate du califat, instaure un djihad territorial brutal en Irak et en Syrie, pratiquant un takfîrisme systématique (excommunication violente des musulmans jugés déviants) et utilisant intensivement les réseaux sociaux pour recruter des jeunes radicalisés à l’échelle mondiale (Filiu, 2015).

Cette radicalisation violente, bien que minoritaire, affecte profondément l’image mondiale de l’islam, suscitant débats internes et réactions de rejet massif chez les musulmans eux-mêmes.

6. Nouvelles dynamiques contemporaines : pluralisme, réformes et modernité islamique (fin XXᵉ–XXIᵉ siècle)

a) Islam réformiste contemporain : vers une théologie renouvelée

À côté des mouvements radicaux, un courant intellectuel réformiste important émerge, proposant une relecture contextualisée, critique et ouverte des textes islamiques traditionnels :

  • Fazlur Rahman (1919–1988), intellectuel pakistanais-américain majeur, développe une herméneutique moderne du Coran, proposant une relecture historique et éthique des textes religieux pour concilier islam et valeurs universelles modernes (Rahman, 1982).

  • Nasr Hamid Abu Zayd (1943–2010), intellectuel égyptien, prône une lecture critique du Coran, intégrant les sciences humaines modernes à l’interprétation religieuse, suscitant des débats intenses dans le monde musulman (Kermani, 2004).

Ce courant réformiste tente ainsi d’offrir aux musulmans contemporains un cadre intellectuel permettant de concilier modernité, droits humains et identité islamique.

b) Féminisme islamique : renouveau social et théologique

Depuis les années 1990, des femmes musulmanes intellectuelles développent une critique féministe des interprétations patriarcales traditionnelles du Coran et de la Sunna, proposant une lecture égalitaire et émancipatrice des textes fondateurs :

  • Amina Wadud (États-Unis) et Asma Barlas (Pakistan/États-Unis) développent une lecture féministe et égalitaire du Coran, remettant en question les interprétations traditionnelles sur le voile, le mariage, le divorce, l’héritage et le rôle des femmes dans la société (Wadud, 1999 ; Barlas, 2002).

Ce féminisme islamique contemporain constitue une des dynamiques intellectuelles les plus créatives, révélant une capacité remarquable de l’islam à se renouveler sur des questions sociales contemporaines.

7. L’islam face aux défis de l’identité musulmane moderne

a) Islam diasporique en Occident : minorité musulmane, identité plurielle

Avec la migration massive de musulmans en Europe et en Amérique du Nord, un islam diasporique apparaît au XXᵉ–XXIᵉ siècle, cherchant à se définir dans un contexte minoritaire, démocratique, laïc et pluraliste :

  • Émergence d’institutions islamiques adaptées au contexte occidental (Conseil français du culte musulman, Islamic Society of North America).

  • Formation d’une théologie islamique contextualisée, intégrant le pluralisme religieux, la citoyenneté démocratique et l’identité multiculturelle (Cesari, 2004).

Cette dynamique montre comment l’islam contemporain, loin d’être monolithique, se recompose profondément selon les contextes socioculturels dans lesquels il s’insère.

b) Islam numérique : nouveaux défis d’autorité religieuse

La révolution numérique (internet, réseaux sociaux, YouTube) génère de nouvelles formes de transmission religieuse, entraînant une fragmentation des autorités traditionnelles (oulémas, muftis) :

  • Prolifération de fatwas en ligne, forums islamiques, chaînes YouTube de prédicateurs influents (Nader AbouAnas, Rachid Eljay, Mamadou Daffé, Tariq Ramadan).

  • Tensions entre islam officiel, islam populaire, islam radical et islam libéral, toutes visibles en ligne.

Le sociologue Olivier Roy parle ainsi d’un « islam globalisé virtuel », où l’autorité religieuse traditionnelle est concurrencée par une multiplicité d’acteurs nouveaux et de discours diversifiés (Roy, 2004).

Conclusion

L’islam moderne et contemporain ne pourrait être réduit à une seule dynamique : il se trouve au cœur d’une série complexe de tensions, entre tradition et modernité, unité spirituelle et pluralité doctrinale, radicalisation minoritaire.

Les musulmans contemporains font face à des défis multiples : définir leur identité dans des sociétés plurielles, s’adapter aux nouvelles technologies, repenser le rapport entre religion et politique, répondre aux critiques internes et externes sur les droits humains et les libertés individuelles.

Cette période montre que l’islam demeure une civilisation vivante, capable d’adaptation, de résistance et de renouveau permanent face aux défis du XXIᵉ siècle.