Le récit du dernier prophète de l'islam (ﷺ) accueilli par le roi chrétien Négus : quand l’exil unit les croyants

1. Un contexte de persécution à La Mecque

Au début du VIIe siècle, l’islam naissant se heurte à une forte opposition de la part des notables mecquois. Les premiers convertis – souvent des personnes vulnérables socialement – subissent insultes, violences physiques, pressions économiques. Face à cette hostilité croissante, le Prophète Muhammad (ﷺ) autorise, en l’an 615 (soit cinq ans après la première révélation), un groupe de fidèles à émigrer vers un territoire extérieur : l’Abyssinie.

Cette décision est stratégique autant qu’éthique. L’Abyssinie (actuelle Éthiopie) est alors un royaume chrétien, dirigé par un roi connu pour sa justice, le Négus (al-Najāshī en arabe). Bien que de confession chrétienne monophysite (branche de l’Église copte), ce souverain est réputé pour son sens de l’équité.

2. Une "première Hijra" oubliée

Ce déplacement constitue la "première hégire" dans l’histoire de l’islam, antérieure de plusieurs années à celle de Médine. Environ une quinzaine de personnes, hommes et femmes, prennent la route de l’Abyssinie. Un second groupe les rejoindra un peu plus tard, portant le nombre total d’exilés à environ 80.

Parmi eux : ‘Uthmān ibn ‘Affān, futur troisième calife, et Ja‘far ibn Abī Tālib, cousin du Prophète et orateur du groupe. À travers ce geste, Muhammad montre qu’il ne rejette pas les chrétiens, et reconnaît leur potentiel d’humanité et de justice.

3. Une audience décisive : quand Ja‘far parle du Christ

Les Qurayshites, inquiets de voir les musulmans trouver refuge, envoient deux émissaires avec des cadeaux pour persuader le roi de les expulser. L’entretien diplomatique tourne court lorsque Ja‘far récite un passage du Coran relatif à Marie et à Jésus (Sourate Maryam, versets 16 à 36). Ces versets décrivent Jésus comme un prophète né miraculeusement d’une vierge pieuse, honoré par Dieu mais non divinisé.

Selon les récits (transmis notamment par Ibn Ishaq et al-Ṭabarī), le roi, ému, répond :

"Par Dieu, ce que tu as dit et ce que Jésus a apporté sortent d’une seule et même lumière."

Le Négus refuse de livrer les réfugiés, malgré la pression diplomatique. Il offre protection, et leur permet de pratiquer librement leur foi.

4. Un roi chrétien reconnu par l’islam

Le roi Négus n’est pas resté une figure marginale. La tradition musulmane affirme que le Prophète pria pour lui à sa mort, bien qu’il se soit éteint loin de Médine. Certains hadiths affirment qu’il aurait embrassé l’islam en secret, mais cela reste une question ouverte. Ce qui importe surtout, c’est qu’il soit présenté comme un modèle de souveraineté juste, au-delà des différences doctrinales.

Cette reconnaissance montre une ouverture interconfessionnelle présente dès les débuts de l’islam.

5. Un précédent d’asile interreligieux

Cet épisode n’est pas qu’un simple fait historique : c’est un précédent juridique et éthique. Il témoigne :

  • d’un respect mutuel entre musulmans et chrétiens,

  • de la possibilité d’un vivre-ensemble fondé sur la justice et l’hospitalité,

  • de la capacité de l’islam naissant à chercher l’alliance avec des croyants d’autres confessions,

  • d’un droit d’asile reconnu même en dehors d’un territoire musulman.

L’expérience abyssinienne n’a pas produit d’État, ni de pacte écrit, mais elle a forgé une mémoire commune d’accueil interreligieux.


6. Ce que disent les historiens contemporains

L’exil des premiers musulmans en Abyssinie est attesté dans les sources musulmanes les plus anciennes (Ibn Ishaq, al-Ṭabarī) et n’est pas remis en cause par les historiens modernes, y compris non musulmans. Il est généralement reconnu comme un fait historique crédible, en partie grâce à :

  • la cohérence du récit dans plusieurs sources musulmanes précoces,

  • la précision géopolitique concernant les relations entre l’Arabie et le royaume d’Aksoum (Abyssinie),

  • et le manque d’intérêt théologique direct à inventer un épisode aussi élogieux envers un roi chrétien, ce qui renforce sa vraisemblance historique.

L’historien britannique W. Montgomery Watt, dans Muhammad at Mecca, traite cet épisode comme probable et bien fondé historiquement. Il y voit un signe d’ouverture diplomatique du Prophète, ainsi qu’un témoignage sur les réseaux politiques de l’époque.

De même, l’historien américain Fred M. Donner (Muhammad and the Believers) évoque la Hijra abyssinienne comme une stratégie politique prudente, marquant un moment où la communauté musulmane cherchait une protection extérieure.

Les détails plus théologiques (comme le discours de Ja‘far ou la conversion du roi) sont souvent abordés avec prudence par les historiens critiques, mais le fond historique — la migration et l’accueil positif — fait largement consensus.

Conclusion

Dans une époque souvent réduite aux oppositions religieuses, ce récit nous rappelle que l’histoire de l’islam commence aussi par une main tendue entre croyants. Le roi chrétien d’Abyssinie n’a pas partagé la foi des réfugiés, mais il a reconnu leur sincérité, et a agi en souverain juste.

C’est un modèle discret, mais puissant : celui d’une coexistence fondée non sur la fusion, mais sur la reconnaissance mutuelle.