L'Athéisme, avant J-C jusqu'à aujourd'hui

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Qu’est-ce que l’athéisme ? Au sens large, il s’agit de l’absence de croyance en une ou plusieurs divinités. Dans un sens plus étroit, c’est l’affirmation qu’aucun dieu n’existe. Qu’il soit discret ou militant, philosophique ou spontané, rationnel ou existentiel, l’athéisme accompagne l’humanité depuis ses origines. Il ne se réduit ni à une négation sèche, ni à une posture de rejet : il constitue une attitude intellectuelle, une tradition critique, une quête de sens en dehors des cadres religieux.

Longtemps caricaturé comme une perversion morale, l’athéisme fut tantôt traqué comme hérésie, tantôt ignoré comme marginal. Pourtant, dès l’Antiquité, des penseurs grecs, indiens ou chinois proposaient déjà des visions du monde où les dieux n’avaient plus de place. Depuis, l’histoire de l’athéisme est celle d’un dialogue difficile avec les pouvoirs religieux, mais aussi d’une évolution vers l’autonomie de la pensée et de la morale. Du matérialisme épicurien à l’humanisme séculier contemporain, en passant par les Lumières, le darwinisme, le marxisme, l’existentialisme ou encore les neurosciences, l’athéisme s’est inscrit dans une grande variété de courants intellectuels et culturels.

Aujourd’hui, il ne se limite plus à quelques figures isolées. Dans certains pays, des millions de personnes se reconnaissent comme « sans religion », agnostiques ou athées. Des écrivains, scientifiques, philosophes, artistes, citoyens engagés le revendiquent publiquement. Dans d’autres régions du monde, il demeure tabou, voire dangereux.

Cet article propose une exploration exhaustive et accessible de l’histoire et de la pensée athée. Il retracera ses formes premières dans les civilisations antiques (Inde, Chine, Grèce), ses réémergences à la Renaissance et aux Lumières, son développement moderne avec la science et la philosophie, et ses visages contemporains dans la culture populaire, la politique et l’éthique. En nous appuyant sur des sources académiques, des figures-clés et des courants structurants, nous verrons comment s’est constituée une pensée du monde sans dieu — pensée plurielle, souvent contestée, toujours en dialogue avec la tradition religieuse qu’elle interroge.

Penser l’athéisme, c’est comprendre un pan fondamental de l’histoire humaine : celui de la liberté intérieure, du doute fécond, et du désir de savoir par soi-même.



I. Préhistoire et Antiquité de l’athéisme

I.1 – Inde, Chine et formes orientales d’incroyance

A. Le matérialisme indien : l’école Cārvāka (ou Lokāyata)

L’une des plus anciennes formes attestées d’athéisme systématique dans le monde est celle du Cārvāka, aussi appelé Lokāyata, une école matérialiste née en Inde probablement dès le VIᵉ siècle avant notre ère. Contrairement aux traditions hindoues dominantes, cette école rejette explicitement toute notion de divinité, d’âme éternelle, de karma ou de vie après la mort. Elle ne croit qu’en la réalité tangible des éléments, en l’expérience sensorielle, et en la jouissance terrestre comme but de l’existence.

Le Cārvāka enseigne que :

« Seule la perception est un moyen de connaissance valable. Les inférences sont incertaines. Il n’y a pas d’au-delà. Le corps est l’âme. »

Cette pensée est connue principalement par les textes de ses adversaires, notamment ceux du philosophe Vācaspati Miśra ou du théologien Madhavācārya, ce qui complique son étude directe. Toutefois, le philologue indien Ramkrishna Bhattacharya, spécialiste contemporain du Lokāyata, a reconstitué les grands traits de cette école dans son ouvrage Studies on the Cārvāka/Lokāyata (2009) : il y montre qu’il s’agit d’un système philosophique cohérent, farouchement rationaliste, et radicalement anti-religieux.

Le Cārvāka propose un naturalisme complet : le monde est composé uniquement de quatre éléments (terre, eau, feu, air), et l’esprit humain est un produit du corps, sans existence propre. À l’opposé des doctrines religieuses sur le karma et la réincarnation, les Cārvāka affirment que la conscience disparaît avec le corps, rendant vains les rites de purification ou de libération.

Leur célèbre maxime, citée dans plusieurs anthologies, illustre leur hédonisme :

"Tant que tu vis, vis joyeusement, même en t’endettant pour boire du ghee. Car une fois que le corps est consumé par le feu, il ne renaîtra pas."

Cette philosophie a été violemment combattue par les écoles brahmaniques. Elle est accusée de pervertir la jeunesse, de détruire la morale, et de mépriser les dieux. Le fait que ses textes originaux aient disparu est probablement lié à sa marginalisation dans un contexte religieux majoritairement hostile.

Mais sa radicalité en fait un précurseur clair de l’athéisme moderne : elle nie l’existence de toute divinité, nie l’immortalité, rejette les textes sacrés, et exalte la raison humaine. Comme l’écrit Bhattacharya :

« Le Lokāyata est peut-être la plus ancienne forme d’athéisme rationaliste complète au monde, antérieure à Épicure et à Lucrèce. »
(Bhattacharya, 2009, p. 42)

B. Le non-théisme du bouddhisme et du jaïnisme

Contrairement à une idée reçue en Occident, le bouddhisme n’est pas une religion théiste. Bien qu’il comporte des éléments rituels et des figures « divines » dans certaines écoles tardives, son fondateur, Siddhartha Gautama (vers 500 av. J.-C.), a refusé explicitement la question de Dieu comme non pertinente pour l’atteinte de l’éveil.

Dans le Brahmajāla Sutta, le Bouddha déclare que les spéculations métaphysiques sur l’origine du monde et l’existence d’un créateur ne conduisent ni à la sagesse ni à la libération. Pour lui, l’univers est régi par des lois causales (dhamma), sans origine divine nécessaire.

Le moine Bhikkhu Bodhi, dans sa traduction commentée In the Buddha’s Words (2005), écrit :

« Le Bouddha n’enseigna pas l’existence d’un créateur suprême. Il insista au contraire sur l’autonomie du karma et sur la libération par l’effort personnel. »

Le jaïnisme, courant contemporain du bouddhisme fondé par Mahāvīra, suit une orientation similaire. Il postule un univers éternel, incréé, autosuffisant, et rejette l’existence d’un dieu créateur. Le jaïnisme est dualiste (âme et matière), mais affirme que le salut dépend uniquement de l’ascèse et de la discipline éthique, pas de la grâce divine.

Ces deux écoles sont dites nāstika (du sanskrit « non-orthodoxe »), car elles refusent l’autorité des Védas et remettent en cause la cosmogonie théiste brahmanique. Elles représentent donc des alternatives agnostiques ou athées à la tradition religieuse dominante en Inde.

Cependant, contrairement aux Cārvāka, elles développent des systèmes éthiques exigeants : le bouddhisme prône la compassion, le jaïnisme la non-violence absolue. Leur rejet de Dieu ne les empêche pas de proposer des formes de spiritualité sans théisme, ce qui inspirera plus tard des penseurs occidentaux (notamment Nietzsche et Schopenhauer pour le bouddhisme).

C. Le naturalisme chinois : une religiosité sans dieu

En Chine ancienne, les principales écoles de pensée ne reposent pas sur l’idée d’un dieu personnel créateur. Le confucianisme, fondé par Confucius (551–479 av. J.-C.), repose sur un idéal de morale sociale et d’harmonie humaine, sans intervention divine.

La notion de Tian (le Ciel) dans la pensée confucéenne est souvent mal comprise : ce n’est pas un être personnel, mais un ordre cosmique et moral. Confucius lui-même reste agnostique sur la question religieuse :

« Ne pas encore savoir servir les hommes, comment pouvez-vous servir les esprits ? »
(Entretiens, XI.11)

L’accent est mis sur la piété filiale, la vertu, le rite et la responsabilité humaine, non sur une dévotion à une divinité.

Le taoïsme, attribué à Laozi (Ve siècle av. J.-C.), va encore plus loin : il propose une cosmologie fondée sur le Tao, le principe originel impersonnel qui engendre toutes choses. Le Tao Te Ching affirme :

« Le Tao engendre l’un, l’un engendre deux, deux engendrent trois, et trois engendrent les dix mille êtres. »
(Tao Te Ching, chapitre 42)

Il ne s’agit pas d’une entité consciente, mais d’un flux naturel et spontané, au-delà des mots et des catégories. Pour les taoïstes, il faut vivre en accord avec le Tao, non lui obéir en tant que maître divin.

L’universitaire américain Joseph A. Adler, spécialiste du confucianisme, écrit :

« Le confucianisme représente une forme d’humanisme éthique, tandis que le taoïsme propose un naturalisme spirituel. Tous deux sont compatibles avec un athéisme réfléchi. »
(Reconstructing Confucianism, 2014)

La tradition chinoise n’a donc jamais eu besoin de théisme fort pour fonder la morale, la cosmologie ou la politique. Cette autonomie par rapport à Dieu explique pourquoi les débats entre foi et raison y ont pris des formes très différentes de l’Occident chrétien.


I.2 – La Grèce antique et la critique des dieux

Si l’on cherche dans l’histoire de la pensée occidentale les premières critiques explicites du religieux, c’est dans la Grèce antique qu’on les trouve. Non seulement les Grecs ont inventé la philosophie rationnelle, mais ils ont également permis, dans un contexte culturel relativement tolérant, l’expression de doutes métaphysiques et théologiques. L’athéisme n’y était ni la norme, ni toujours accepté, mais il pouvait s’exprimer – parfois sous forme de scepticisme, de satire, ou de matérialisme radical.

L’historien britannique Tim Whitmarsh, dans son ouvrage majeur Battling the Gods: Atheism in the Ancient World (2015), soutient que :

« L’athéisme n’est pas un produit de la modernité. Il est bien attesté dans le monde grec, où il faisait partie intégrante de la diversité des opinions philosophiques. »
(Whitmarsh, 2015, p. 6)

A. Athéisme en contexte : polythéisme souple, religion civique

Contrairement au monothéisme plus tardif, la religion grecque est polythéiste, rituelle et civique, sans dogme unifié ni Écriture révélée. Elle repose sur des pratiques (offrandes, fêtes, temples), non sur des croyances intimes ou un catéchisme.

Cela crée une marge de liberté pour la réflexion. Le philosophe Pierre Hadot rappelle :

« La religion grecque n’interdisait pas le doute, car elle n’était pas structurée autour d’une autorité doctrinale. »
(Qu’est-ce que la philosophie antique ?, 1995)

Les citoyens doivent respecter les dieux de la cité, mais la philosophie, la poésie, la tragédie peuvent interroger leurs récits sans forcément encourir la censure.

B. Xénophane, Épicure, Diagoras : trois figures du doute

Xénophane (vers 570 – 475 av. J.-C.)

L’un des premiers à critiquer ouvertement la religion anthropomorphique est Xénophane de Colophon. Il écrit des vers satiriques contre les représentations humaines des dieux :

« Les mortels croient que les dieux sont nés, qu’ils ont une voix, un corps comme eux. [...] Mais si les bœufs et les lions avaient des mains, ils peindraient leurs dieux à leur image. »
(Fragments, cité par Clément d’Alexandrie)

Il dénonce la projection humaine sur le divin. Bien qu’il semble admettre une forme de monothéisme abstrait (un dieu immobile et sans forme), son œuvre ouvre une brèche critique contre le polythéisme traditionnel.

Épicure (341 – 270 av. J.-C.)

Épicure, fondateur d’une des grandes écoles philosophiques de l’Antiquité, développe une vision du monde atomiste, matérialiste, naturaliste. Dans sa Lettre à Ménécée, il explique que :

  • Les dieux n’interviennent pas dans le monde ;

  • Il ne faut ni les craindre, ni les adorer ;

  • La mort n’est rien pour nous, car l’âme meurt avec le corps ;

  • Le bonheur réside dans l’absence de trouble (ataraxie), non dans la soumission aux rites.

Épicure ne nie pas l’existence des dieux, mais les relègue à une existence éthérée, désintéressée, qui ne justifie aucun culte. Cette position est parfois qualifiée d’athéisme diplomatique, mais ses disciples iront plus loin.

Diagoras de Mélos (Vᵉ siècle av. J.-C.)

Peu connu mais cité par plusieurs sources antiques, Diagoras de Mélos est considéré comme le premier athée notoire en Grèce. Il aurait détruit une statue d’Héraclès, dénoncé les mystères d’Éleusis, et affirmé que les dieux sont une invention humaine. Athénée le surnomme "l'athée par excellence".

Selon Cicéron (De natura deorum), Diagoras fut contraint à l’exil pour avoir nié publiquement les dieux. Son cas est l’un des rares où l’athéisme explicite entraîne une répression politique.

C. Le chef-d’œuvre de Lucrèce : matérialisme romain et religion dénoncée

Au Ier siècle av. J.-C., le poète latin Titus Lucretius Carus rédige un long poème philosophique, De Rerum Natura (De la nature des choses), en six livres. Il s’inspire directement de l’épicurisme.

Lucrèce y développe une cosmologie matérialiste :

  • Le monde est fait d’atomes en mouvement ;

  • Il n’y a ni providence, ni dessein ;

  • La religion est née de la peur et de l’ignorance.

La célèbre ouverture du livre I exprime l’objectif de libérer l’homme de la terreur religieuse :

"Quand la vie humaine gisait aux yeux de tous, abattue à terre sous le poids écrasant de la religion..."
(De Rerum Natura, I, 62–79)

Pour Stephen Greenblatt, ce texte a survécu par miracle et a contribué à la Renaissance de la pensée libre en Europe (The Swerve: How the World Became Modern, 2011).

Lucrèce rejette explicitement le sacrifice d’Iphigénie comme exemple de l’horreur produite par la foi. Il lie donc religion et violence, anticipe les critiques modernes, et pose un fondement puissant à un athéisme rationnel et éthique.

D. Une tolérance relative à l’impiété

La Grèce antique offrait une certaine liberté de pensée, mais pas sans limites. La religion, bien que fluide, faisait partie de la vie civique. Le respect des cultes garantissait l’ordre social.

Le philosophe Socrate est accusé en 399 av. J.-C. de :

  • Corrompre la jeunesse ;

  • Ne pas reconnaître les dieux de la cité ;

  • Introduire de nouvelles divinités.

Il est condamné à mort, non pour athéisme explicite, mais pour impiété et subversion. Ce procès marque une limite symbolique de la tolérance grecque.

Pour autant, comme le souligne Tim Whitmarsh :

« Même si le mot "athée" était souvent un terme polémique, la société grecque a toléré une pluralité de positions sur le divin, y compris le scepticisme. »
(Battling the Gods, p. 189)

E. La fermeture progressive : du polythéisme au dogme chrétien

La tolérance philosophique antique prendra fin avec la montée du christianisme impérial.

À partir du IVᵉ siècle, l’Empire romain se convertit officiellement (Édit de Milan, 313 ; Édit de Thessalonique, 380), et les cultes polythéistes sont interdits. L’historien Edward Gibbon note que les philosophes païens sont persécutés dès le règne de Théodose Ier (Decline and Fall of the Roman Empire, 1776).

L’athéisme devient alors illégal, immoral, inenvisageable pendant plus d’un millénaire.

II. Moyen Âge et Renaissance

II.1 – L’âge du silence : athéisme impensable ou dissimulé (Ve – XVe siècle)

Le Moyen Âge est souvent perçu comme un âge d’obscurantisme. Cette image est en partie exagérée — la période fut aussi celle de grandes synthèses intellectuelles, d’universités naissantes, de débats entre foi et raison —, mais en matière d’athéisme, la réalité est claire : l’absence de foi y est presque totalement impensable, du moins publiquement.

Comme l’a montré l’historien français Lucien Febvre, l’idée même de l’athéisme au sens moderne était inimaginable dans la culture médiévale. Dans Le problème de l’incroyance au XVIe siècle (1942), il écrit :

« Il n'y avait pas de place pour l'incroyance. On ne peut pas ne pas croire quand tout autour de vous vous invite, vous contraint, à croire. L'athéisme est impensable dans un monde saturé du sacré. »

Ce n’est pas que personne ne doutait — mais l’athéisme n’était pas un discours socialement formulable. Quand des doutes apparaissaient, ils étaient généralement qualifiés d’hérésie, de folie ou de corruption morale.

A. Une société saturée de sacré

La civilisation médiévale repose sur une vision du monde théocentrique : Dieu est à l’origine de tout, l’univers est sa création, l’histoire humaine son dessein. La société est hiérarchisée selon un ordre voulu par Dieu, depuis le roi jusqu’au serf.

▪ Les textes fondateurs (la Bible, le Coran) sont perçus comme révélés.
▪ La nature elle-même est un livre divin, lisible à travers la théologie.
▪ L’Église — catholique en Europe occidentale, orthodoxe à l’Est — est l’institution centrale, assurant la médiation entre l’homme et Dieu.

Dans ce contexte, la religion n’est pas une croyance parmi d’autres, mais le cadre global de compréhension du monde. La distinction entre savoir, foi, morale, politique et cosmologie est floue : Dieu y occupe toutes les cases.

Le sociologue Marcel Gauchet parlera plus tard de la religion comme « la forme originaire de la pensée humaine du social » (Le désenchantement du monde, 1985).

Dans ce monde, ne pas croire revient à ne pas penser du tout. L’athée est non seulement hérétique, mais inhumain.

B. L’athéisme comme accusation, jamais comme position

Le terme même d’« athée » (atheos en grec, atheus en latin) est utilisé comme insulte, jamais comme profession de foi. Être athée, c’est :

  • Être hérétique : remettre en cause une vérité de foi (ex. les cathares, les vaudois)

  • Être païen : adorer de « faux dieux »

  • Être fou ou immoral : les moralistes médiévaux associent l’incroyance à la dépravation

Dans la théologie chrétienne médiévale, l’incroyance est un péché d’orgueil, souvent attribuée à Satan ou à une nature déchue. Saint Augustin (IVe s.) évoque le doute comme faiblesse ou rébellion, et Thomas d’Aquin (XIIIe s.) affirmera dans la Somme théologique que l’existence de Dieu peut être démontrée par la raison naturelle : ainsi, ne pas croire devient irrationnel.

C. Le savoir sous contrôle : foi et raison scolastiques

À partir du XIIe siècle, l’Église fonde des universités (Paris, Bologne, Oxford) et développe la scolastique, une tentative de conciliation entre foi et raison, Dieu et Aristote. Le but n’est pas de remettre en cause la foi, mais de la rationaliser.

Des penseurs comme Anselme de Cantorbéry, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, proposent des preuves de l’existence de Dieu (arguments ontologique, cosmologique, téléologique), convaincus que :

« La foi cherche l’intelligence. » (fides quaerens intellectum)

Mais la liberté philosophique a ses limites. Lorsque certains penseurs, comme Siger de Brabant ou les Averroïstes latins, défendent une distinction entre vérité religieuse et vérité philosophique, ils sont condamnés par les autorités ecclésiastiques (condamnation de 1277 à Paris).

D. Des figures isolées, soupçonnées d’incroyance

Quelques penseurs, parfois venus du monde musulman, sont accusés de nier Dieu ou la révélation :

▪ Abu Bakr al-Rāzī (865–925) – rationaliste persan

Médecin, philosophe, libre penseur, al-Rāzī rejette la prophétie, critique les textes révélés comme incohérents, et affirme que la raison humaine est la seule source légitime de connaissance morale.

Selon Sarah Stroumsa (Freethinkers of Medieval Islam, 1999), il considère que :

« Les prophètes n’ont rien enseigné que la raison ne puisse trouver seule. »

Ses adversaires musulmans (al-Ghazali, Ibn Taymiyya) le qualifieront d’athée dangereux.

▪ Quelques Européens isolés

Certains clercs ou érudits sont accusés d’hérésie, voire d’athéisme, sans qu’il soit possible de trancher clairement. Par exemple :

  • Bérenger de Tours (XIe siècle) conteste la présence réelle dans l’Eucharistie

  • David de Dinant ou Amaury de Bène (XIIIe siècle) défendent un panthéisme radical, assimilé à de l’hérésie

  • Des manuscrits anonymes, aujourd’hui perdus, mentionnés par les inquisiteurs, nient l’immortalité de l’âme ou affirment que le monde est éternel

Mais aucun de ces penseurs ne se dit explicitement athée. Le mot est trop lourd, trop risqué. L’athéisme n’est pas exprimé, il est projeté sur autrui comme une accusation.

E. Des zones de dissidence : mystiques, hérétiques, rires

Certains courants dissidents manifestent des formes de critique indirecte de la religion :

  • Les Frères du Libre Esprit (XIIIe – XIVe siècle) affirment que Dieu est en tout homme : certains sont accusés de nier l’au-delà.

  • Les Beguines et mystiques féminines parlent de Dieu comme d’un « rien », provoquant la suspicion.

  • Les cathares rejettent l’Église, certains croient à deux principes opposés (bien et mal), ce qui les place hors de l’orthodoxie.

Le rire populaire, dans la littérature satirique (fabliaux, farces, contes), se moque des curés et des dogmes — mais reste à l’intérieur d’une culture globalement croyante.


II.2 – Renaissance : fissures humanistes et doutes clandestins (XVe – XVIe siècle)

Après des siècles de domination intellectuelle du religieux, la Renaissance européenne voit réapparaître des formes de critique, de scepticisme, de réflexion autonome, qui fragilisent l’hégémonie du discours théologique. Si la Renaissance n’est pas encore l’époque d’un athéisme affirmé au grand jour, elle ouvre néanmoins des brèches. L’homme commence à penser par lui-même, non seulement sur les questions esthétiques, politiques ou scientifiques, mais aussi métaphysiques.

Comme l’écrit l’historien Jean Delumeau, spécialiste de l’histoire de la foi en Occident :

« La Renaissance est un moment où le doute religieux, jusque-là invisible ou tu, commence à s’écrire, à se murmurer, parfois à se publier. »
Le péché et la peur, 1983

Ce doute n’est pas encore l’athéisme moderne, mais il prépare les conditions culturelles de son émergence.

A. L’humanisme renaissant : la raison en liberté

Au cœur de la Renaissance se trouve l’humanisme, courant intellectuel qui recentre la pensée sur l’homme, ses œuvres, son autonomie. Ce mouvement, né en Italie au XIVᵉ siècle avec Pétrarque, s’épanouit au XVe siècle avec Érasme, Lorenzo Valla, Pico della Mirandola et d’autres.

Ces penseurs restent généralement chrétiens, mais leur foi est personnelle, intériorisée, critique des abus du clergé.

▪ Érasme de Rotterdam (1466–1536)

Érasme incarne un christianisme érudit et modéré. Il édite le Nouveau Testament en grec, corrige les erreurs du texte latin, et appelle à une lecture rationnelle de l’Écriture.

Dans Éloge de la folie (1511), il moque les moines, les superstitions, les indulgences :

« Ils s’imaginent qu’en marmonnant mécaniquement des prières, ils achètent le paradis. »

Bien qu’il reste profondément croyant, Érasme inaugure une attitude critique, presque laïque, envers les institutions religieuses.

▪ Michel de Montaigne (1533–1592)

Auteur des Essais (1580), Montaigne est l’un des penseurs les plus subtils du scepticisme renaissant. Formé aux humanités gréco-latines, il se méfie de tout dogmatisme — religieux ou philosophique.

Il adopte une position pyrrhonienne, fondée sur le doute :

« Que sais-je ? » devient sa devise.

Dans le chapitre Apologie de Raimond Sebond, il écrit :

« Il n’est rien de si incroyable que ce que nous ne croyons pas, et rien de si croyable que ce que nous croyons. »

Montaigne ne se déclare jamais athée — l’époque ne le permettrait pas — mais sa pensée met en cause l’orgueil des systèmes de vérité, y compris religieux. Il ouvre un espace pour la subjectivité, l’incertitude, la conscience du conditionnement culturel des croyances.

B. Premiers signaux d’un athéisme philosophique

Certains penseurs vont plus loin que Montaigne. Dans les marges de la République des Lettres, des figures isolées osent s’attaquer à la croyance en Dieu ou à la religion révélée.

▪ Giordano Bruno (1548–1600)

Philosophe italien, moine dominicain défroqué, Bruno propose une cosmologie infinie inspirée de Copernic et de Nicolas de Cues. Il affirme que :

  • L’univers est infini ;

  • Il n’y a ni centre, ni créateur ;

  • Les étoiles sont autant de soleils avec leurs mondes ;

  • Dieu est immanent à la nature, voire équivalent à elle (panthéisme).

Ces thèses, combinées à une critique virulente de l’Église, lui valent d’être condamné pour hérésie et brûlé vif à Rome en 1600.

Bien qu’il ne soit pas athée au sens strict, Bruno désacralise le cosmos et rejette le Dieu personnel des Écritures. Sa pensée annonce Spinoza, et plus tard Nietzsche.

▪ Lucilio Vanini (1585–1619)

Philosophe napolitain, formé à la théologie et au droit, Vanini est une figure plus directement athée.

Dans son Dialogues sur la nature (1616), il affirme :

  • Que le monde est éternel, sans création ;

  • Que Dieu n’existe pas comme être séparé ;

  • Que les religions sont des inventions humaines ;

  • Que la morale peut exister sans Dieu.

Ses positions matérialistes et hérétiques sont dénoncées. Il est jugé pour athéisme, condamné à avoir la langue arrachée, puis brûlé vif à Toulouse en 1619.

Il est l’un des rares cas d’athée affirmé exécuté en France, et reste une figure essentielle des débuts de l’athéisme moderne.

▪ Jean Bodin et les débuts du relativisme religieux

Juriste et penseur politique, Jean Bodin (1530–1596), dans Colloque des Sept (1593), met en scène un débat entre représentants de sept religions. Aucune ne triomphe. L’auteur défend la tolérance et relativise les dogmes.

Il écrit, par la voix d’un sceptique :

« La diversité même des religions est un argument contre la prétention de chacune à posséder la vérité absolue. »

Ce type de raisonnement prépare le terrain pour l’agnosticisme et l’athéisme rationnel, en désacralisant le discours religieux.

C. Les textes clandestins et les athées sans nom

À côté des penseurs publiés, circulent sous le manteau des manuscrits anonymes ou interdits, parfois radicaux dans leur contenu :

▪ Le Traité des trois imposteurs

Attribué à personne, imprimé clandestinement à partir du XVIIe siècle (mais existant probablement dès le XVIe), ce texte soutient que Moïse, Jésus ou Mahomet sont trois imposteurs ayant abusé les peuples.

Le texte nie :

  • La révélation ;

  • L’existence de Dieu ;

  • La nécessité de la religion pour la morale.

Il annonce, avec deux siècles d’avance, les critiques des Lumières. Bien qu’interdit, il circule dans les cercles libertins et est mentionné avec effroi par Voltaire, Diderot et d’autres.

▪ Autres manuscrits : moralistes, sceptiques, libertins

Certains penseurs, comme Gabriel Naudé (1600–1653), bibliothécaire du cardinal Mazarin, ou François La Mothe Le Vayer, défendent un libertinage érudit, sceptique, irrévérencieux.

Ils critiquent :

  • La superstition ;

  • Le clergé ;

  • Les preuves dogmatiques de l’existence de Dieu.

Leur style est indirect, allusif, souvent ironique — mais leur influence prépare la désacralisation intellectuelle du XVIIe siècle.

III. Le siècle des Lumières : émergence de l’athéisme philosophique (XVIIIᵉ siècle)

III.1 – Jean Meslier : le premier prêtre athée de l’histoire moderne

🔹 Un cas unique : prêtre en chaire, athée en cachette

Jean Meslier (1664–1729) est une figure absolument unique dans l’histoire de l’athéisme. Il fut curé de village pendant 40 ans, dans la paroisse d’Étrépigny, près de Charleville, en Champagne. Exemplaire en apparence, il célèbre les messes, confesse les fidèles, respecte les rites. Mais après sa mort, ses héritiers découvrent un manuscrit posthume de plus de 1000 pages, intitulé Mémoire contre la religion, dans lequel il renie tout ce qu’il a professé de son vivant.

Dans ce texte radical, parfois appelé le Testament de Jean Meslier, il exprime une critique totale du christianisme, de Dieu et de la monarchie, déclarant sans détour :

« Je vous avoue, avec la plus sincère vérité, que je n’ai été chrétien que de nom ; je n’ai jamais été dans le fond de mon cœur ni persuadé des vérités de la religion, ni convaincu de la réalité de ce qu’elle enseigne. »

Jean Meslier y nie :

  • L’existence de Dieu, qu’il considère comme une invention humaine

  • La révélation, jugée incohérente, mensongère, oppressive

  • L’Église, qu’il accuse d’hypocrisie, d’avidité, de collusion avec les puissants

  • La morale religieuse, remplacée selon lui par une éthique rationnelle fondée sur la justice et l’égalité

Il écrit encore :

« Tous les hommes doivent être égaux entre eux. Le roi, les prêtres, les nobles ne sont que des tyrans. Il faut les abattre. »

Le caractère explosif de ce texte le rend inimprimable à l’époque. Il circule dans des copies manuscrites pendant des décennies. En 1762, Voltaire publie une version très partielle et adoucie, qu’il nomme Extraits du Testament de Jean Meslier. Il y retire les passages matérialistes les plus radicaux, se contentant d’en faire un plaidoyer pour la tolérance.

Meslier : pionnier d’un athéisme rationaliste et social

Ce qui rend Jean Meslier si important, c’est qu’il ne se contente pas de nier Dieu : il construit une vision du monde athée, matérialiste et éthique. Selon lui :

  • La nature est éternelle, non créée ;

  • Tout est matière : l’âme n’est qu’une fonction du corps ;

  • La religion est nuisible : elle fait peur, asservit, détruit l’intelligence ;

  • La morale doit reposer sur la raison, le bonheur collectif, et la solidarité.

Il est aussi un précurseur de l’athéisme politique révolutionnaire : il lie l’injustice sociale à la religion et au pouvoir monarchique. Il appelle explicitement à la révolte des peuples contre les prêtres et les rois.

Le philosophe Michel Onfray, dans Traité d’athéologie (2005), considère Meslier comme un fondateur du « matérialisme subversif ». Il écrit :

« C’est le premier penseur européen à professer l’athéisme intégral et révolutionnaire, avec une cohérence que seuls quelques rares philosophes égaleront par la suite. »

Meslier est donc le premier "athée de métier" documenté de l’histoire moderne, et son œuvre marque une rupture entre la critique religieuse modérée de la Renaissance et l’athéisme militant des Lumières radicales.

III.2 – D’Holbach et Diderot : la constitution d’un athéisme systématique

Si Jean Meslier représente un cri posthume, Paul-Henri Thiry d’Holbach et Denis Diderot vont poser, au grand jour ou sous pseudonyme, les fondements d’un système philosophique athée cohérent, fondé sur le matérialisme, la nature et la raison.

Paul-Henri Thiry d’Holbach (1723–1789)

Philosophe des Lumières né allemand et naturalisé français, d’Holbach est un homme de science, chimiste de formation, mais aussi un salonnière influent à Paris. Son salon accueille Diderot, Grimm, Helvétius, des Anglais comme Hume, et même Franklin.

En 1770, il publie anonymement Le Système de la nature, œuvre monumentale et véritable somme de l’athéisme du XVIIIe siècle.

▪ Thèses fondamentales du Système de la nature :

  1. Le matérialisme intégral : tout est matière et mouvement. L’âme est un produit du corps.

  2. L’univers est nécessaire : il n’a pas été créé, il existe par ses propres lois.

  3. La religion est une illusion : elle naît de la peur, de l’ignorance, de la manipulation des prêtres.

  4. La morale est naturelle : elle doit être fondée sur l’intérêt collectif, non sur des dogmes.

« L’homme a fait les dieux à son image. La religion n’est qu’un tissu de superstitions ».
Système de la nature, Livre I

Il s’attaque à toutes les formes de théisme : chrétien, musulman, juif ou déiste. Il rejette même le Dieu des philosophes :

« Un Dieu qui n’agit pas est un Dieu inutile. Un Dieu qui agit est absurde. »

L’ouvrage est condamné par le Parlement de Paris, brûlé en place publique, dénoncé par les religieux. Mais il circule massivement dans les milieux éclairés. Il devient la Bible des athées au XVIIIe siècle.

Denis Diderot (1713–1784)

Cofondateur et directeur de l’Encyclopédie, Diderot commence sa carrière comme déiste, admirateur de Newton et Voltaire. Mais au fil des années, notamment dans sa correspondance et ses œuvres non publiées, il évolue vers un athéisme matérialiste radical.

▪ Diderot, penseur du matérialisme vivant

Dans Le Rêve de D’Alembert (1769, posthume), Diderot développe une biologie matérialiste : la pensée est une fonction de la matière vivante, l’homme est une machine sensible, sans âme immatérielle.

« Tout ce qui vit est matière ; tout ce qui pense est organisé. »

Il récuse la théologie naturelle et se moque de l’argument du dessein : l’ordre dans la nature ne prouve pas un créateur, mais un processus évolutif, spontané.

« La nature suffit à elle-même. Elle est son propre Dieu. »

▪ Diderot et l’encyclopédisme subversif

Dans l’Encyclopédie (1751–1772), dont il est le principal animateur, Diderot glisse des critiques indirectes de la religion sous couvert de neutralité savante. L’article « Religion » est attribué à d’Holbach ; l’article « Tolérance » est une profession de foi antifanatique.

Ses textes clandestins, comme Supplément au voyage de Bougainville, Entretien entre d’Alembert et Diderot, ou Cette mauvaise foi des prêtres, développent une éthique laïque, une anthropologie matérialiste, et une politique républicaine.

D’Holbach et Diderot : architectes d’un athéisme moderne

  • Ensemble, d’Holbach et Diderot posent les bases d’un athéisme systématique, rigoureux, fondé sur la science, la psychologie, la morale.

  • Ils rejettent Dieu, mais aussi toute transcendance extérieure : la nature est souveraine.

  • Ils militent pour une société libre, morale et instruite, sans Église ni clergé.

Comme l’écrit d’Holbach :

« Le peuple sera toujours esclave tant qu’il croira à un maître au ciel. »

Ils annoncent ainsi la sécularisation des sociétés modernes : politique sans Dieu, morale sans religion, science sans théologie.

III.3 – Hume, Gibbon, Paine : le scepticisme britannique et américain

Tandis qu’en France l’athéisme prend une forme radicale avec d’Holbach et Diderot, les penseurs britanniques et américains des Lumières adoptent une approche plus sceptique ou déiste, mais tout aussi subversive. Leur stratégie consiste souvent à mettre en doute les fondements de la religion, sans toujours la nier de front. Cette prudence tient à un contexte juridique et culturel plus conservateur en matière religieuse, notamment en Angleterre, où l’athéisme est encore puni par la loi.

David Hume (1711–1776) – Philosophe du doute

Hume, philosophe écossais majeur des Lumières, est un empiriste et sceptique radical. Dans Dialogues sur la religion naturelle (publiés posthumément en 1779), il confronte, à travers des personnages fictifs, les arguments classiques en faveur de l’existence de Dieu : cause première, dessein, miracle, etc.

Ses critiques sont cinglantes :

  • Il réfute l’argument du dessein (Paley) : comparer le monde à une montre est une fausse analogie. Un univers chaotique et imparfait ne prouve rien sur son origine.

  • Il nie la validité des miracles : un témoignage ne peut pas renverser une loi naturelle.

  • Il souligne l’inconnaissabilité de Dieu : nous ne pouvons rien affirmer de fiable sur une entité aussi abstraite.

« Un miracle est une violation des lois de la nature ; et comme une expérience constante démontre ces lois, la preuve contre les miracles est, par définition, supérieure à toute preuve en leur faveur. »
Enquête sur l’entendement humain, section X

Hume ne se déclare jamais athée – trop dangereux. Mais son œuvre sape en profondeur les fondements rationnels de la foi. Il est souvent considéré comme le père de l’agnosticisme moderne.

Edward Gibbon (1737–1794) – Historien rationaliste

Historien britannique, Edward Gibbon est l’auteur de The History of the Decline and Fall of the Roman Empire (1776–1789), œuvre monumentale où il explique le triomphe du christianisme non par la vérité de sa doctrine, mais par des facteurs humains et sociologiques :

  • L’organisation de l’Église

  • L’ardeur des martyrs

  • La faiblesse de la philosophie païenne

Il écrit :

« Le zèle des chrétiens, leur discipline, leur intransigeance doctrinale et leur promesse d’un salut exclusif expliquent leur succès. »

Ce traitement profane de la religion, sans appel à Dieu ou à la Providence, choque profondément. Le livre est condamné par le clergé anglican, mais admiré sur le continent pour sa lucidité.

Thomas Paine (1737–1809) – Déiste révolutionnaire

Pamphlétaire anglo-américain, Thomas Paine est l’un des grands défenseurs de la liberté politique et religieuse. Auteur de Common Sense (1776), il joue un rôle clé dans la Révolution américaine. Mais son œuvre la plus controversée est The Age of Reason (1794–1796), pamphlet antireligieux où il critique :

  • La Bible : pleine de contradictions, violences, erreurs historiques

  • Les dogmes : absurdes ou cruels (Trinité, enfer, expiation)

  • Les Églises : oppressives et corrompues

Paine n’est pas athée, mais déiste. Il croit en un Dieu créateur, mais rejette toute religion révélée. Il écrit :

« Je crois en un Dieu, et en rien d’autre. J’espère le bonheur au-delà de cette vie, et je m’efforce de mériter ce bonheur en faisant le bien. Quant à la religion, je la considère comme une invention humaine, aussi répugnante que les rois. »

The Age of Reason est violemment attaqué aux États-Unis et en Angleterre, mais il devient un texte fondateur du libre-pensée en Amérique.

Bilan de la critique anglo-saxonne

Hume sape les fondements rationnels de la religion ;
Gibbon désenchante son histoire ;
Paine en attaque la morale et les institutions.

Ces penseurs ne sont pas nécessairement athées au sens fort, mais ils ouvrent la voie à un monde post-théiste, où la foi devient une option parmi d’autres – une révolution mentale.

III.4 – La Révolution française et la « religion de la Raison »

La Révolution française (1789–1799) marque un tournant historique non seulement politique, mais aussi religieux. Pour la première fois, un État moderne remet en cause de manière frontale l’Église et la foi, jusqu’à tenter de les remplacer par une alternative purement humaine.

Déchristianisation et culte de la Raison (1793)

À partir de 1793, sous la pression des Jacobins radicaux (Chaumette, Hébert), le gouvernement révolutionnaire engage une politique de déchristianisation :

  • Fermeture et saccage d’églises

  • Suppression du calendrier chrétien, remplacé par le calendrier républicain

  • Interdiction des processions et des signes religieux

  • Arrestation de prêtres réfractaires

Le 10 novembre 1793, la cathédrale Notre-Dame de Paris est transformée en Temple de la Raison. On y célèbre :

  • La Raison personnifiée sous forme d’une femme (souvent une actrice vêtue de blanc)

  • Des fêtes civiques et patriotiques

  • La musique, la science, la lumière

C’est l’acte fondateur d’une "religion civile sans Dieu", que le philosophe Jean-Jacques Rousseau avait esquissée dans Du contrat social (1762) : un culte patriotique, laïque, fondé sur les valeurs républicaines.

Robespierre et le culte de l’Être suprême (1794)

Maximilien Robespierre, hostile à l’athéisme et à l’anarchie morale qu’il redoute, réagit en imposant un déisme d’État. Le 7 mai 1794, il fait voter par la Convention le décret du culte de l’Être suprême, qui reconnaît :

  • L’existence d’un Dieu

  • L’immortalité de l’âme

  • L’obligation morale du citoyen

Il s’agit de remplacer le catholicisme par une religion morale et rationnelle, sans dogme ni clergé. Une grande fête est organisée le 8 juin 1794, conçue par le peintre David, avec Robespierre en figure centrale. Ce moment grandiose et artificiel alimente le culte de la personnalité de Robespierre, qui tombera un mois plus tard lors du coup d’État de Thermidor.

Après Thermidor : retour au pragmatisme

Avec la fin de la Terreur, les cultes d’État s’effondrent. Le Directoire rétablit la liberté religieuse, mais maintient la laïcité de l’État. La Révolution a désormais brisé le monopole du catholicisme en France. Désormais :

▪ L’État n’est plus lié à une Église ;
▪ Le citoyen peut croire, ou ne pas croire ;
▪ L’athéisme devient une position intellectuelle et politique tolérée, voire valorisée dans certains cercles.

IV : XIXe siècle – Science, philosophie et athéisme politique

IV.1 – Feuerbach, Marx, Nietzsche : critique de Dieu et de la religion au XIXe siècle

Le XIXe siècle marque une transformation radicale de la pensée occidentale : la religion n’est plus seulement critiquée pour ses excès ou son irrationalité — elle est désormais déconstruite comme phénomène humain, social et psychologique. Trois penseurs majeurs incarnent ce basculement : Ludwig Feuerbach, Karl Marx et Friedrich Nietzsche. Tous trois, à leur manière, établissent les fondements de l’athéisme contemporain en réinterprétant Dieu comme une création de l’homme.

A. Ludwig Feuerbach (1804–1872) : Dieu est l’homme projeté

Ludwig Feuerbach, philosophe allemand, ancien disciple d’Hegel, publie en 1841 son œuvre maîtresse : L’Essence du christianisme (Das Wesen des Christentums). Dans ce texte, il développe une thèse désormais célèbre :

Dieu n’a pas créé l’homme à son image ; c’est l’homme qui a créé Dieu à la sienne.

Selon Feuerbach, la religion n’est rien d’autre que la projection idéalisée de la nature humaine :

  • Les hommes attribuent à Dieu leurs qualités les plus nobles (justice, amour, puissance), mais les exagèrent ;

  • Dieu devient alors un être parfait… mais étranger à l’homme lui-même ;

  • L’adoration de Dieu n’est autre que l’aliénation de l’homme, qui renonce à lui-même.

« L’homme fait de ses qualités une substance extérieure, il se dépossède de lui-même pour les adorer. »
L’Essence du christianisme, ch. 1

Feuerbach n’est pas un simple destructeur de la foi : il propose un humanisme positif, fondé sur l’amour humain. Il souhaite remplacer la théologie par l’anthropologie, la foi par l’éthique rationnelle. Il anticipe ainsi la spiritualité sans religion, en valorisant la nature humaine comme source de vérité et de morale.

Sa pensée aura une influence déterminante sur Marx, Freud, Nietzsche, et sur l’ensemble des courants laïques du XIXe siècle.

B. Karl Marx (1818–1883) : la religion comme aliénation sociale

Karl Marx, philosophe, économiste et fondateur du matérialisme historique, reprend à Feuerbach l’idée que Dieu est une création humaine, mais il la transpose dans un cadre sociopolitique. Dans un texte fondamental de jeunesse, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1844), Marx écrit :

« La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’une situation sans esprit. C’est l’opium du peuple. »

Cette formule, souvent mal comprise, n’est pas d’abord une attaque morale : Marx reconnaît que la religion soulage les souffrances, mais de manière illusoire — elle est un narcotique idéologique qui empêche les peuples de voir et de changer la réalité sociale.

▪ La religion comme superstructure

Dans la théorie marxiste, la religion fait partie de la superstructure : elle reflète les conditions économiques et les rapports de domination. Elle sert à :

  • Légitimer les inégalités : « Heureux les pauvres en esprit… » ;

  • Détourner l’attention des luttes réelles : elle promet une justice dans l’au-delà, pas ici-bas ;

  • Renforcer le pouvoir des classes dominantes : le clergé étant souvent allié à l’État et à la bourgeoisie.

Marx considère que la critique de la religion est la condition première de toute émancipation humaine. Il ne se contente pas de rejeter Dieu : il vise à abolir les conditions sociales qui rendent la foi nécessaire.

« L’homme fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme. »
Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844

C. Friedrich Nietzsche (1844–1900) : Dieu est mort, et l’homme doit renaître

Nietzsche, philosophe allemand inclassable, développe une critique radicale de la religion chrétienne, non pas au nom de la science ou de la politique, mais au nom de la vie, de la liberté et de la création individuelle.

« Dieu est mort » : une déclaration philosophique

Dans Le Gai Savoir (1882), Nietzsche écrit :

« Dieu est mort. Dieu reste mort. Et c’est nous qui l’avons tué. »

Cette formule n’est pas une provocation gratuite : elle exprime un diagnostic culturel. Selon Nietzsche :

  • La modernité (sciences, critique historique, pluralisme) a sapé les fondements de la foi chrétienne ;

  • Le monde occidental continue cependant à vivre comme si Dieu existait — ce qui crée un vide de sens ;

  • Il faut donc assumer la mort de Dieu, c’est-à-dire l’abandon de toute vérité absolue ou morale transcendante.

▪ Le nihilisme et la nécessité de la transvaluation

Nietzsche observe que la disparition de Dieu entraîne un nihilisme, c’est-à-dire la perte de toute valeur stable. Mais ce nihilisme n’est pas une fin en soi : il faut le surmonter.

« Il faut encore porter en soi un chaos, pour enfanter une étoile dansante. »
Ainsi parlait Zarathoustra

Il appelle à une transvaluation des valeurs : il faut créer ses propres lois, sa propre morale, sa propre signification de la vie. L’homme devient son propre projet, dans un monde désormais désenchanté.

Nietzsche rejette la religion chrétienne non seulement comme fausse, mais comme hostile à la vie :

  • Elle exalte la faiblesse, le sacrifice, la souffrance ;

  • Elle valorise le ressentiment, l’obéissance, la haine de soi ;

  • Elle empêche l’individu d’affirmer la puissance, la joie, le devenir.

IV.2 – Darwin et la révolution biologique : la nature sans Dieu

Le XIXe siècle est aussi celui d’un tremblement de terre intellectuel majeur : la théorie de l’évolution par sélection naturelle, formulée par Charles Darwin, bouleverse la vision du monde. Elle ébranle non seulement la biologie et la géologie, mais aussi la théologie, en attaquant l’un des derniers bastions du discours religieux : l’idée que la vie, et surtout l’homme, serait l’œuvre intentionnelle d’un Dieu créateur.

Cette révolution scientifique ne s’est pas immédiatement traduite en athéisme militant — Darwin lui-même est resté agnostique — mais elle a permis à des générations de penseurs de penser la vie sans Dieu, en termes purement matérialistes et naturalistes.

A. Le contexte : une science encore dominée par la théologie naturelle

Au début du XIXe siècle, la plupart des savants occidentaux adhèrent encore à la vision de la « théologie naturelle », fondée sur les idées de William Paley (Natural Theology, 1802).

Paley affirme que la complexité des êtres vivants — leurs yeux, leurs organes, leur adaptation au milieu — témoigne d’un dessein intelligent. Il écrit :

« Trouver une montre dans un champ prouve l’existence d’un horloger. Il en va de même pour l’œil humain. »

Ce « créationnisme rationnel » est le consensus dominant : Dieu est vu comme l’architecte minutieux de la nature.

B. Charles Darwin (1809–1882) : l’évolution sans créateur

En 1859, Charles Darwin, naturaliste britannique, publie On the Origin of Species by Means of Natural Selection. Ce livre révolutionnaire propose un modèle d’explication des espèces qui n’a plus besoin de Dieu.

▪ Les thèses centrales de Darwin :

  1. Les espèces évoluent au fil du temps ;

  2. Il existe des variations naturelles entre individus ;

  3. Ces variations sont soumises à une sélection naturelle : les plus adaptées survivent et se reproduisent ;

  4. L’accumulation de ces modifications sur de longues périodes produit de nouvelles espèces.

Darwin remplace donc l’idée d’une création fixe et divine par un processus aveugle, graduel et non téléologique.

Il écrit :

« Je considère la sélection naturelle comme le principal moyen de modification. »
L’Origine des espèces (1859)

C. Impacts philosophiques : l’homme désacralisé

L’un des effets majeurs de la pensée de Darwin est la démythologisation de l’homme. Contrairement à l’idée chrétienne selon laquelle l’homme serait créé à l’image de Dieu, Darwin montre que :

  • L’homme partage un ancêtre commun avec les grands singes ;

  • Il n’est pas à part, mais inséré dans le règne animal ;

  • Sa morale, sa conscience, sa culture ont une histoire évolutive.

Dans The Descent of Man (1871), Darwin affirme :

« Il est probable que l’homme descende d’une forme animale inférieure, et non d’un acte spécial de création. »

Cela provoque un scandale. Le théologien Samuel Wilberforce attaque Darwin publiquement, demandant à son adversaire Thomas Huxley si c’est par son grand-père ou sa grand-mère qu’il descend du singe. Huxley répond sèchement :

« Je préfère descendre d’un singe que d’un homme qui emploie ses talents pour travestir la vérité scientifique. »

D. L’athéisme scientifique : de Huxley à Dawkins

La pensée de Darwin ouvre la voie à un athéisme naturaliste moderne, repris et développé par plusieurs générations de scientifiques.

▪ Thomas Huxley (1825–1895)

Surnommé le « bulldog de Darwin », Huxley défend la théorie de l’évolution avec passion. Il invente le terme agnosticisme pour désigner une position intellectuellement honnête : ni affirmation, ni négation de Dieu sans preuve.

Il écrit :

« Je ne prétends pas savoir ce que je ne peux pas connaître. C’est le fondement de l’agnosticisme. »

▪ Julian Huxley (1887–1975)

Petit-fils de Thomas, biologiste et vulgarisateur, il développe l’idée que l’évolution peut fonder une morale séculière.

Il écrit dans Religion without Revelation (1927) :

« La religion ne peut plus se fonder sur la révélation, mais sur la connaissance rationnelle du monde et de nous-mêmes. »

▪ Richard Dawkins (1941–)

Biologiste britannique, Dawkins est l’un des athées les plus influents du XXe siècle. Dans The Blind Watchmaker (1986), il reprend la critique de Paley :

« L’évolution est l’horloger aveugle. Elle construit sans plan, sans vision, sans dessein. »

Dans The God Delusion (2006), il va plus loin :

« Dieu est une hypothèse superflue. La science peut tout expliquer sans lui. »

Il déclare :

« Darwin a rendu possible d’être un athée intellectuellement accompli. »

E. L’évolution et la morale : naissance d’une éthique naturaliste

Certains pensent que sans Dieu, la morale s’effondre. Mais Darwin lui-même consacre plusieurs chapitres de The Descent of Man à expliquer l’origine évolutive du sens moral :

  • L’empathie, la coopération, le soin des petits, sont avantageux pour la survie ;

  • Ces instincts sociaux deviennent des prédispositions morales, renforcées par la culture.

Cette idée est reprise par des scientifiques modernes comme Edward O. Wilson, fondateur de la sociobiologie, ou Frans de Waal, primatologue :

« L’éthique humaine ne descend pas d’un Sinaï céleste, mais d’un long processus d’évolution sociale. »
Edward O. Wilson, On Human Nature (1978)

IV.3 – L’athéisme dans les lettres et la culture du XIXe siècle

Si le XIXe siècle est marqué par des avancées scientifiques et philosophiques décisives vers l’irréligion, la littérature et la culture en sont également de puissants vecteurs. Loin de se limiter aux traités savants, l’athéisme, ou du moins le doute métaphysique, traverse les romans, la poésie, le théâtre et la critique. Il devient un thème littéraire, moral et existentiel, parfois dramatique, parfois assumé comme libérateur.

A. Le romantisme et la révolte métaphysique

Le romantisme européen, loin d’être toujours religieux ou mystique, est aussi un lieu d’expression de la révolte contre Dieu, du désespoir spirituel et de la quête de sens en dehors des dogmes.

▪ Percy Bysshe Shelley (1792–1822)

Poète romantique anglais, Shelley est un des premiers écrivains publiquement athées. Expulsé d’Oxford pour avoir diffusé The Necessity of Atheism (1811), il développe une poésie humaniste, révoltée contre l’oppression religieuse.

Dans son poème Queen Mab (1813), il écrit :

« La religion est le comble de l’imposture humaine. Elle est née de la peur, nourrie par l’ignorance, élevée par la superstition, et perpétuée par la tyrannie. »

Shelley défend une morale fondée sur la liberté, la raison et la justice sociale, et non sur la théologie.

▪ Lord Byron, Leopardi, Musset : l’angoisse sans Dieu

D’autres romantiques, comme Byron ou Musset, oscillent entre révolte et mélancolie. L’athéisme y devient un vertige existentiel.

Giacomo Leopardi, poète italien, dépeint un cosmos froid, indifférent, sans Providence. Il écrit :

« La nature est une marâtre. Elle n’a ni but ni cœur. »

Cette veine annonce le nihilisme fin-de-siècle, où le vide laissé par la religion est ressenti avec intensité.

B. Le roman naturaliste : un monde sans miracle

Dans la seconde moitié du siècle, le roman réaliste et naturaliste s’impose, notamment en France. Ce genre littéraire, influencé par la science et l’observation, évacue toute intervention divine.

▪ Émile Zola (1840–1902)

Chef de file du naturalisme, Zola est un agnostique convaincu. Dans La Faute de l’abbé Mouret (1875), il oppose l’amour humain et la sexualité à l’ascétisme imposé par l’Église.

Dans son œuvre monumentale Les Rougon-Macquart, il décrit l’homme comme un produit de son hérédité et de son milieu — sans âme immortelle ni dessein supérieur. Il écrit dans Le Roman expérimental (1880) :

« Le romancier est un expérimentateur, comme le chimiste : il observe, il analyse, il conclut. La providence n’a rien à y voir. »

Zola prône une morale humaniste, ancrée dans la solidarité et la justice sociale. Il milite activement pour la laïcité et défend Dreyfus au nom des valeurs républicaines, non religieuses.

C. L’existentialisme avant l’heure : Dostoïevski et la morale sans Dieu

Dans Les Frères Karamazov (1880), l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski met en scène Ivan Karamazov, personnage qui incarne la révolte contre Dieu. Ivan ne nie pas Dieu par manque de preuves, mais parce qu’il refuse un monde où l’on souffre au nom d’un dessein divin.

« Je rends mon billet d’entrée dans ce monde. »

C’est à Ivan qu’on attribue la célèbre formule :

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis. »

Bien que croyant, Dostoïevski pose avec acuité le dilemme moral de l’athéisme : comment fonder l’éthique sans Dieu ? Peut-on être bon sans religion ? Ces interrogations deviendront centrales chez Sartre, Camus et les existentialistes du siècle suivant.

D. Les figures modernes de l’athéisme littéraire

▪ Gustave Flaubert (1821–1880)

Dans Madame Bovary (1857) et Bouvard et Pécuchet (posthume), Flaubert ironise sur la religion comme sur toute forme d’idéologie. Il écrit à un ami :

« La foi m’est aussi étrangère que le tambourin à un sourd. »

Il se méfie du fanatisme comme de la bêtise pieuse, et valorise la lucidité douloureuse.

▪ Guy de Maupassant (1850–1893)

Dans ses nouvelles, Maupassant exprime un pessimisme matérialiste profond. Le monde est absurde, la mort est définitive, Dieu est silencieux ou absent.

« L’homme ne sait rien. Il est seul dans la nuit, sans lanterne. »

▪ Anatole France (1844–1924)

Prix Nobel de littérature, France fut un athée raffiné et humaniste. Dans La Révolte des anges (1914), il imagine Lucifer se révoltant non par orgueil, mais parce qu’il a compris que Dieu est une fiction tyrannique. Le roman est une sublime satire athée.

E. Le théâtre, la poésie, les arts

▪ Théâtre : Ibsen, Strindberg, Büchner

Henrik Ibsen (Norvège) remet en question les conventions religieuses dans Brand (1866), Une maison de poupée (1879), ou Rosmersholm (1886), où les héros s’émancipent des valeurs imposées par la religion.

▪ Poésie : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé

Chez Baudelaire, le spleen est une forme de vide spirituel. Rimbaud, dans Une saison en enfer, rejette Dieu comme les autres illusions. Mallarmé, quant à lui, cherche une transcendance esthétique dans le verbe pur, sans théologie.

« Le monde est fait pour aboutir à un beau livre. » — Mallarmé

IV.4 – L’humanisme séculier et les mouvements de libre pensée

À mesure que les critiques philosophiques et scientifiques de la religion s’accumulent au XIXᵉ siècle, de nombreux penseurs, enseignants, militants et citoyens cherchent à structurer une alternative morale, éducative et politique au religieux. C’est dans ce contexte qu’émerge ce qu’on appelle l’humanisme séculier, ainsi que les mouvements de libre pensée. Il ne s’agit plus seulement d’un athéisme théorique ou individuel, mais d’un projet collectif : vivre sans Dieu, et vivre bien.

A. Naissance de la libre pensée organisée

Le terme de « libre penseur » désigne d’abord, dès le XVIIᵉ siècle, ceux qui revendiquent le droit de penser indépendamment des dogmes religieux. Mais c’est au XIXᵉ siècle que cette mouvance se constitue en mouvement social et politique, notamment en Europe.

▪ En France : la Libre Pensée

Dès les années 1840–1850, des sociétés de Libre Pensée se créent en France. Elles regroupent enseignants, artisans, républicains, anticléricaux.

Leur combat :

  • Laïciser l’école et les institutions

  • Défendre la science contre les dogmes

  • Organiser des cérémonies civiles (funérailles, mariages, etc.)

  • Lutter contre l’influence de l’Église dans la vie publique

La Fédération nationale de la Libre Pensée est créée en 1848 (puis refondée en 1905, lors de la loi de séparation des Églises et de l’État). Elle existe encore aujourd’hui.

L’un des leaders du mouvement, Ferdinand Buisson (1841–1932), Prix Nobel de la paix, laïc convaincu, pédagogue, et républicain, affirmait :

« La morale laïque est une religion sans Dieu. »

▪ En Angleterre : la National Secular Society

En 1866, Charles Bradlaugh (1833–1891), libre penseur et militant socialiste, fonde la National Secular Society (NSS). Athée déclaré, Bradlaugh est élu député mais refusé au Parlement car il refuse de prêter serment sur la Bible. Après un long combat, il obtient le droit de faire une affirmation séculière : c’est un tournant symbolique pour la reconnaissance légale des athées.

Il définit ainsi le sécularisme :

« Le sécularisme vise l’amélioration de cette vie par des moyens purement humains, fondés sur la raison et la science, sans croyance dans le surnaturel. »

B. L’humanisme séculier : une morale sans Dieu

À la fin du XIXᵉ siècle, puis tout au long du XXᵉ siècle, l’athéisme prend la forme d’un projet moral positif, fondé non sur le rejet, mais sur la valorisation de l’humanité. Ce projet prend le nom d’humanisme séculier (secular humanism en anglais).

▪ Corliss Lamont (1902–1995)

Philosophe américain, président de l’American Humanist Association, il publie en 1949 The Philosophy of Humanism, où il écrit :

« Au lieu que les dieux aient créé l’univers, c’est l’univers, sous la forme des êtres humains, qui a créé les dieux. »

Il défend une éthique basée sur :

  • La raison

  • La dignité humaine

  • La liberté individuelle

  • La solidarité universelle

▪ Paul Kurtz (1925–2012)

Philosophe américain, fondateur de Free Inquiry et de l’International Humanist and Ethical Union (IHEU), Kurtz est l’un des architectes de l’humanisme moderne.

Dans A Secular Humanist Declaration (1980), il écrit :

« Les humanistes rejettent l’idée que les valeurs morales proviennent d’une entité surnaturelle. La moralité est une affaire humaine. »

Il se prononce pour :

  • L’éducation scientifique

  • La laïcité de l’État

  • Les droits des femmes et des minorités

  • L’autonomie éthique fondée sur le débat, non la révélation

C. Principes clés de l’humanisme séculier

Le Manifeste humaniste I (1933), puis II (1973) et III (2003), ont défini les grandes lignes de ce courant. On y retrouve :

  1. Une vision naturaliste du monde : pas de surnaturel ni d’au-delà

  2. Une confiance dans la science comme outil de connaissance

  3. Un fondement éthique laïque : basé sur l’empathie, la raison et l’intérêt général

  4. Une affirmation du bonheur terrestre : pas de salut dans un au-delà, mais ici-bas

  5. Un engagement pour les droits humains et la justice sociale

L’humanisme séculier est donc un athéisme constructif, qui ne se contente pas de dire « Dieu n’existe pas », mais qui propose comment vivre sans lui.

D. Cérémonies laïques et spiritualité sans religion

Les humanistes organisent des célébrations civiles :

  • Mariages laïques

  • Funérailles sans Dieu

  • Nominations d’enfants (en alternative au baptême)

Ces rites ont pour but de donner du sens et de la solennité à la vie, sans passer par la religion. Des personnalités connues ont participé à cette démocratisation : Isaac Asimov, Kurt Vonnegut, Stephen Fry, Margaret Sanger (pionnière du planning familial aux États-Unis).

E. Athéisme et citoyenneté

Les mouvements humanistes et libres penseurs militent aussi pour :

  • La laïcité

  • La liberté d’expression

  • La lutte contre les discriminations antinonces (contre les athées)

  • L’égalité des droits, indépendamment des croyances

Des ONG comme Humanists International publient chaque année un rapport sur la liberté de pensée dans le monde, recensant les pays où l’athéisme est encore illégal ou persécuté (ex. Arabie Saoudite, Pakistan, Iran…).


V. Le XXe siècle : Athéisme politique, scientifique et existentiel

Le XXe siècle est un moment décisif de cristallisation et de diffusion de l’athéisme à une échelle mondiale. Il est marqué par :

  • L’institutionnalisation de l’athéisme dans certains régimes politiques (URSS, Chine maoïste…)

  • Le développement d’un athéisme scientifique au cœur des disciplines (biologie, psychologie, neurosciences)

  • L’essor d’un athéisme existentiel, philosophique, qui interroge la condition humaine sans Dieu

Ce siècle voit également l’athéisme sortir des cercles intellectuels pour devenir un phénomène social, assumé par des millions de personnes dans des sociétés de plus en plus sécularisées.

V.1 – Sartre, Camus : un athéisme existentialiste

Deux des figures majeures de l’athéisme philosophique au XXe siècle sont Jean-Paul Sartre (1905–1980) et Albert Camus (1913–1960). Tous deux incarnent l’idée que, dans un monde sans Dieu ni transcendance, il est possible — et nécessaire — de fonder une éthique, une liberté et une responsabilité authentiquement humaines.

A. Jean-Paul Sartre : l’athéisme comme condition de la liberté

Dans L’Être et le Néant (1943), son ouvrage central de philosophie, Sartre affirme clairement :

« L’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même ; libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. »

Sartre est un athée radical. Il ne considère pas Dieu comme improbable ou inaccessible, mais comme inutile et inexistant. Selon lui :

  • Dieu n’existe pas

  • Il n’y a pas de nature humaine donnée

  • L’homme crée sa propre essence par ses actes

Cette idée se résume par sa célèbre formule :

« L’existence précède l’essence. »
L’Existentialisme est un humanisme (1946)

▪ La morale sans Dieu

Sartre refuse toute morale fondée sur la transcendance. L’éthique naît non d’un commandement divin, mais de la conscience libre et responsable de chaque individu.

« Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis ? Non : tout est à inventer. »

Il fonde une morale de l’engagement : chacun doit assumer ses choix devant les autres. L’homme est entièrement responsable de lui-même, mais aussi exemplaire pour l’humanité tout entière : agir, c’est proposer un modèle à l’homme en général.

▪ L’athéisme engagé

Sartre lie son athéisme à ses engagements politiques : il milite contre le colonialisme, pour le marxisme, pour les droits de l’homme, tout en gardant une autonomie critique vis-à-vis de toute idéologie.

B. Albert Camus : l’homme face à l’absurde

Albert Camus, prix Nobel de littérature, partage l’athéisme de Sartre, mais dans une tonalité plus poétique, plus tragique, plus lucide. Il développe le concept central de l’absurde, dans Le Mythe de Sisyphe (1942) :

« L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde. »

▪ L’absurde et la révolte

Face à l’absence de Dieu, de sens ultime, de justification, le monde est absurde. Mais Camus refuse à la fois le suicide (qu’il appelle la seule vraie question philosophique) et le refuge dans les illusions religieuses. Sa réponse est :

La révolte lucide.
« Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

▪ L’éthique de la solidarité

Dans La Peste (1947), Camus met en scène le Dr Rieux, médecin athée, qui lutte contre l’épidémie non par foi, mais par devoir humain.

« Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur. »
La Peste

Pour Camus, la fraternité, la bonté, la lutte contre la souffrance peuvent exister sans Dieu. Il écrit dans L’Homme révolté (1951) :

« Je ne crois pas en Dieu, mais je ne suis pas athée au sens fort. Je crois à la justice, et parfois à la pitié. »

Son athéisme est lucide, sans nihilisme, fondé sur une spiritualité laïque.

C. Deux voix, une même posture : humanisme sans transcendance

Bien que Jean-Paul Sartre et Albert Camus diffèrent sur de nombreux points — style, ton, vision politique, rapport à la philosophie — ils partagent une même conviction fondamentale : l’homme doit assumer pleinement sa condition dans un monde sans Dieu. Tous deux rejettent l’idée qu’une autorité divine, une loi révélée ou une destinée surnaturelle puissent guider l’existence humaine.

Sartre voit cette absence de transcendance comme le point de départ de la liberté absolue : puisque rien n’est écrit d’avance, l’homme est condamné à être libre, à inventer ses propres valeurs et à assumer la totalité de ses choix. Il insiste sur la dimension politique et morale de cette responsabilité, qui ne concerne pas seulement l’individu mais aussi l’humanité entière à travers lui.

Camus, de son côté, insiste davantage sur la lucidité tragique de la condition humaine : dans un monde muet et indifférent, l’homme n’a d’autre recours que la révolte lucide et la solidarité. Refuser les consolations divines n’est pas sombrer dans le nihilisme, mais chercher une forme de dignité humaine, une fraternité sans illusions.

Là où Sartre parle de liberté comme fondement, Camus parle de révolte comme fidélité. Là où Sartre construit une éthique du choix total, Camus propose une morale de la mesure, de la compassion et du courage silencieux.

Malgré leurs divergences — et même leur rupture personnelle après L’Homme révolté — ces deux figures majeures du XXᵉ siècle ont ancré dans la culture contemporaine l’idée qu’on peut vivre, choisir, aimer, lutter et mourir sans Dieu. Leur humanisme est sans transcendance, mais non sans valeurs.


V.2 – L’athéisme d’État dans les régimes communistes

Le XXe siècle ne se contente pas de voir se développer l’athéisme dans la sphère intellectuelle ou artistique : il marque aussi, pour la première fois, l’avènement de régimes politiques qui adoptent officiellement l’athéisme comme doctrine d’État. Ces expériences, souvent associées au marxisme-léninisme, ont conduit à une institutionnalisation de l’athéisme, parfois violente, parfois éducative, souvent controversée. Elles posent la question complexe du lien entre athéisme, pouvoir et liberté.

A. Le marxisme et l’athéisme militant

Karl Marx, comme vu plus haut, considérait la religion comme une forme d’aliénation sociale. Son rejet de la religion n’était pas simplement philosophique, mais politique : selon lui, la suppression de la religion serait une conséquence naturelle de la libération du prolétariat.

Lénine, principal architecte de la Révolution russe, radicalise cette position. Dans Socialisme et religion (1905), il écrit :

« Toute religion est un opium du peuple. C’est une sorte de liqueur spirituelle dans laquelle les esclaves du capital noient leur image humaine. »

Pour Lénine, la lutte contre la religion fait partie intégrante de la lutte révolutionnaire. L’athéisme devient un objectif politique assumé.

B. L’Union soviétique : l’athéisme comme politique d’État

Après la Révolution de 1917, le régime soviétique entame une campagne de déchristianisation progressive mais déterminée. Le but n’est pas seulement de supprimer l’Église orthodoxe en tant qu’institution de pouvoir, mais aussi de transformer la culture.

Mesures mises en place :

  • Nationalisation des biens de l’Église

  • Interdiction de l’enseignement religieux dans les écoles

  • Organisation de cérémonies civiles pour remplacer les rites religieux (naissances, mariages, enterrements)

  • Propagande antireligieuse dans les médias, les arts, l’éducation

  • Création en 1925 de la Société des sans-Dieu militants (Soyuz voinstvuyushchikh bezbozhnikov), visant à diffuser l’athéisme scientifique

Les années 1920 et 1930 sont marquées par des persécutions : destructions d’églises, arrestations de prêtres, exécutions. Sous Staline, des milliers de lieux de culte sont détruits. Cependant, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’URSS relâche cette politique, utilisant l’Église comme outil patriotique contre l’Allemagne nazie.

Après la guerre, sous Khrouchtchev puis Brejnev, l’athéisme d’État reprend un ton plus éducatif que répressif, mais l’affichage religieux reste interdit ou marginalisé. Le citoyen soviétique modèle est un athée, rationnel, loyal à la science et au Parti.

C. La Chine maoïste : une société officiellement sans religion

Après 1949, la République populaire de Chine adopte un matérialisme dialectique officiel hérité du marxisme. Mao Zedong considère la religion comme un obstacle à la révolution culturelle et à l’émancipation populaire.

Des campagnes de destruction des temples bouddhistes, taoïstes, des églises chrétiennes et des mosquées ont lieu. Pendant la Révolution culturelle (1966–1976), des millions de personnes sont incitées à rejeter publiquement la religion, et les religieux sont humiliés ou emprisonnés.

La Constitution chinoise reconnaît aujourd’hui la liberté de croyance, mais les religions sont strictement contrôlées. L’athéisme reste enseigné dans les écoles, et l’adhésion au Parti communiste chinois implique l’athéisme obligatoire.

D. Cas extrêmes : l’athéisme imposé en Albanie

Le cas de l’Albanie sous Enver Hoxha est le plus radical. En 1967, ce petit pays des Balkans devient le premier État officiellement athée du monde. Tous les lieux de culte sont fermés ou transformés, les prêtres expulsés ou emprisonnés, les livres religieux interdits.

La Constitution de 1976 affirme :

« L’État ne reconnaît aucune religion. La propagande religieuse est interdite. »

Cette politique d’athéisme autoritaire, loin de favoriser la pensée critique, génère une religion clandestine et un vide spirituel durable.

E. Résultats et ambiguïtés : émancipation ou oppression ?

Ces régimes ont voulu libérer les peuples de la religion, mais ont souvent reproduit une forme de dogmatisme — politique, cette fois — en imposant une orthodoxie athée. Ils ont contribué à la sécularisation forcée de millions d’individus, mais au prix de la suppression de la liberté de conscience.

L’historien américain James Thrower, spécialiste de la relation entre athéisme et politique, écrit dans Marxist-Leninist "Scientific Atheism" (1983) :

« L’athéisme soviétique n’était pas une forme de liberté intellectuelle, mais une croyance d’État destinée à servir une idéologie. »


V.3 – Sciences naturelles et humaines : l’athéisme enraciné dans le savoir

Tout au long du XXe siècle, les sciences — tant naturelles (biologie, cosmologie, physique) que humaines (psychologie, anthropologie, sociologie) — ont profondément modifié notre compréhension du monde, de la vie et de l’esprit humain. Dans ce contexte, Dieu n’est pas nécessairement réfuté, mais de moins en moins requis pour expliquer les phénomènes. L’hypothèse de Dieu devient de trop.

Ce retrait progressif du religieux face au savoir est ce que le philosophe André Comte-Sponville appelle la désintrication progressive des deux ordres : ce que la science explique n’est plus attribué au sacré.

A. Cosmologie et physique : un univers sans créateur ?

L’univers visible, pendant longtemps considéré comme fixe et éternel, est bouleversé par deux révolutions majeures :

  1. La relativité générale (Einstein, 1915), qui modifie notre conception de l’espace-temps

  2. La cosmologie du Big Bang, issue des travaux de Georges Lemaître et Edwin Hubble

La découverte que l’univers a un début mesurable (13,8 milliards d’années) remet en cause à la fois l’éternité du cosmos et la nécessité d’un Dieu créateur. Certains y voient une confirmation de la Genèse ; d’autres, au contraire, une explication purement physique de l’origine.

Le physicien Stephen Hawking (1942–2018), dans The Grand Design (2010), écrit :

« Parce qu'il existe une loi telle que la gravité, l'univers peut se créer de lui-même, à partir de rien. Il n’est pas nécessaire d’invoquer Dieu pour allumer la mèche de la création. »

L’univers devient auto-suffisant : s’il a une cause, elle peut être physique, non métaphysique.

B. Neurosciences et psychologie de la religion

La science du cerveau, grâce aux technologies d’imagerie (IRM, EEG), a permis d’étudier l’activité neuronale liée à la prière, à la méditation, à l’extase mystique. Ces expériences, autrefois interprétées comme preuve de la présence divine, peuvent être produites artificiellement ou localisées neurobiologiquement.

▪ Michael Persinger : le « casque de Dieu »

Le neuropsychologue canadien Michael Persinger a conçu un dispositif stimulant les lobes temporaux. Une majorité de participants décrivaient une "présence invisible", parfois vécue comme divine. Cela suggère que les expériences religieuses ont des corrélats cérébraux, sans qu’il soit besoin d’un Dieu externe.

▪ Andrew Newberg : spiritualité et cerveau

Le neurologue américain Andrew Newberg a étudié les cerveaux de moines bouddhistes et de sœurs franciscaines en méditation. Il observe :

  • Une réduction d’activité du lobe pariétal, lié à la perception de soi

  • Une augmentation de l’activité préfrontale, liée à l’attention

Ces résultats indiquent que le sentiment d’unité cosmique ou divine peut être expliqué par le fonctionnement cérébral, et non par l’intervention d’une entité surnaturelle.

▪ Pascal Boyer : Dieu comme produit mental

L’anthropologue et psychologue Pascal Boyer, dans Et l’homme créa les dieux (2001), explique la religion comme un sous-produit cognitif :

  • L’esprit humain est programmé pour détecter des agents invisibles (prédateur, esprit, Dieu)

  • Cette hyper-agentialité a un avantage évolutif

  • Dieu n’est donc pas une intuition spéciale, mais une suractivation de mécanismes mentaux préexistants

Boyer écrit :

« Il n’y a pas de module religieux dans le cerveau, mais une convergence de fonctions cognitives normales. »

C. Anthropologie, sociologie, psychanalyse : Dieu comme construction sociale

▪ Edward Tylor et l’animisme originel

Le père de l’anthropologie religieuse moderne, Edward Tylor (1832–1917), voit dans l’animisme — la croyance que tout est vivant — la première forme de religion. Il considère la religion comme un stade primitif de la pensée. Elle évolue vers le polythéisme, puis le monothéisme, mais sans quitter la sphère de l’imaginaire collectif.

▪ Émile Durkheim : le sacré comme projection sociale

Le sociologue Émile Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), affirme :

« La société est la vraie divinité que l’homme adore sans le savoir. »

La religion est donc, pour lui, un miroir symbolique des rapports sociaux, et non une vérité transcendante. Le sacré exprime les valeurs collectives, les normes, l’unité du groupe.

▪ Sigmund Freud : Dieu, illusion du père

En psychanalyse, Sigmund Freud (1856–1939) développe une vision très critique de la religion, dans L’Avenir d’une illusion (1927). Il y voit :

  • Une névrose collective, née de la peur de la mort et du besoin de protection

  • Un retour infantile au père : Dieu serait le père idéalisé, immortel et tout-puissant

  • Une illusion psychiquement utile, mais scientifiquement infondée

Freud écrit :

« La religion est née de la nécessité de rendre supportable l’impuissance humaine face à la nature. »

Il appelle à une maturation intellectuelle : substituer la raison à la foi.

D. Le « modèle explicatif complet » : rien n’est laissé à Dieu

À travers toutes ces disciplines — physique, cosmologie, biologie, psychologie, anthropologie — le monde devient intelligible sans Dieu. Ce n’est pas que Dieu est réfuté par une preuve, mais rendu inutile.

La philosophe Susan Blackmore parle d’une « explication naturaliste complète de l’esprit, du monde et de la culture » où l’hypothèse divine devient redondante.

Le biologiste Jacques Monod, prix Nobel, écrit dans Le Hasard et la nécessité (1970) :

« L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers. Il doit se réveiller de son rêve millénaire. Sa destinée n’est écrite nulle part. »

V.4 – L’athéisme comme position morale et politique dans les démocraties laïques

Dans les démocraties libérales, l’athéisme n’est plus imposé (comme dans les régimes communistes), ni marginalisé (comme dans les sociétés traditionnelles), mais devient une option intellectuelle reconnue, et de plus en plus visible dans l’espace public. Il se manifeste sous forme de discours moral, de revendications politiques et de mobilisations civiques.

A. Une liberté de conscience élargie

Dans les pays laïques, la liberté religieuse inclut le droit de ne pas croire. Cette avancée, acquise de haute lutte (Révolution française, lois laïques françaises de 1880–1905, 1er amendement américain, etc.), permet à l’athéisme :

  • D’être exprimé sans crainte

  • D’avoir ses associations, ses représentants

  • De participer aux débats publics

Selon le Pew Research Center, près de 30 à 40 % des jeunes adultes dans les pays occidentaux se déclarent aujourd’hui sans religion (nones), et un nombre croissant se reconnaissent explicitement comme athées ou agnostiques.

B. Une morale sans transcendance

Les critiques courantes envers l’athéisme — « il n’y a pas de morale sans Dieu », « les athées n’ont pas de valeurs » — sont frontalement réfutées par la pratique :

  • Les athées défendent des valeurs de justice, de compassion, d’égalité, de solidarité, issues de l’humanisme et de la philosophie morale moderne.

  • Des philosophes comme Peter Singer (utilitariste), André Comte-Sponville (spiritualité laïque), ou Michel Onfray (morale hédoniste) proposent des éthiques cohérentes sans appel au divin.

Comte-Sponville écrit dans L’Esprit de l’athéisme (2006) :

« L’athée ne manque pas de spiritualité, il en manque seulement une : celle qui passe par la croyance. Il y a une transcendance sans transcendant. »

De même, les droits de l’homme, la démocratie, la laïcité, l’éducation, la solidarité internationale sont des causes défendues par de nombreux humanistes athées, sans qu’ils aient besoin de se référer à un texte sacré.

C. La laïcité : vivre ensemble avec ou sans Dieu

L’athéisme est souvent associé à la laïcité, mais il est important de distinguer les deux. La laïcité, en droit, n’est pas un athéisme d’État, mais une neutralité active de l’État vis-à-vis des religions et convictions.

Cependant, dans les faits, les militants laïques sont souvent athées ou agnostiques, car ils défendent :

  • L’indépendance de l’école et des institutions vis-à-vis du clergé

  • La protection des libertés individuelles contre les pressions religieuses

  • L’universalité de la loi républicaine, au-delà des communautés

En France, cette tradition remonte à Ferdinand Buisson, Jean Jaurès, Jean Zay, et continue aujourd’hui avec des figures comme Henri Peña-Ruiz, Élisabeth Badinter, Caroline Fourest ou Marcel Gauchet.

D. Revendications civiles et luttes contemporaines

Les athées sont aujourd’hui organisés, mobilisés et engagés dans plusieurs combats publics :

  • Contre le créationnisme dans l’enseignement

  • Pour la fin des privilèges fiscaux des Églises

  • Pour le droit au blasphème, à la critique des religions

  • Pour la reconnaissance de l’athéisme comme conviction protégée

  • Pour les droits reproductifs, LGBT, de fin de vie, etc.

Des organisations comme Freedom From Religion Foundation (USA), Humanists UK, La Libre Pensée (France), ou Humanists International agissent en ce sens.

Leurs campagnes visent à visibiliser les athées, à défendre la liberté de conscience, et à lutter contre les discriminations (certains sondages montrent que, dans plusieurs pays, les athées restent parmi les groupes les moins susceptibles d’être élus).

E. Une présence culturelle affirmée

De plus en plus de personnalités publiques assument leur athéisme : écrivains (Salman Rushdie, Ian McEwan), scientifiques (Steven Pinker, Richard Dawkins), artistes (Ricky Gervais, Natalie Portman), philosophes (Daniel Dennett, Rebecca Goldstein), etc.

Des campagnes d’affichage ou de sensibilisation (comme les bus athées au Royaume-Uni en 2009 : « There’s probably no God – Now stop worrying and enjoy your life ») visent à normaliser l’athéisme dans l’espace public, en réponse à l’omniprésence religieuse dans certaines sociétés.

VI. Le nouvel athéisme, l’humanisme contemporain et la spiritualité sans religion

Depuis le début du XXIᵉ siècle, l’athéisme a pris des formes plus visibles, organisées et revendiquées que jamais. Il ne s’agit plus seulement d’une conclusion philosophique ou d’un choix privé : il devient pour certains un engagement intellectuel et culturel public, parfois militant. D’un côté, le « Nouvel Athéisme » dénonce les dangers de la religion avec vigueur ; de l’autre, l’humanisme séculier propose une éthique de substitution pacifique. Entre les deux, émergent aussi des formes de spiritualité sans Dieu, où l’émerveillement, la quête de sens et la morale subsistent… sans transcendance.

VI.1 – Le Nouvel Athéisme : retour de la critique religieuse

Apparu au début des années 2000, le Nouvel Athéisme désigne un mouvement intellectuel anglo-saxon visant à remettre la critique radicale de la religion au cœur du débat public. Ses figures les plus célèbres – Richard Dawkins, Christopher Hitchens, Sam Harris, Daniel Dennett – ont popularisé une forme d’athéisme militant, rationnel, frontal, qui rompt avec la retenue postmoderne ou le simple agnosticisme.

Ce courant est né en réaction à une double tendance :

  1. L’essor du fondamentalisme religieux, notamment islamique, incarné brutalement par les attentats du 11 septembre 2001 ;

  2. La tolérance excessive accordée, selon ses auteurs, aux croyances religieuses au nom du respect des cultures.

Une offensive intellectuelle contre la foi

Ce qui caractérise le Nouvel Athéisme, ce n’est pas tant la nouveauté de ses arguments — beaucoup remontent aux Lumières — que la vigueur, la médiatisation et le refus du compromis.

  • Richard Dawkins, biologiste évolutionniste (Oxford), publie The God Delusion (2006) pour montrer que l’hypothèse Dieu est hautement improbable, inutile scientifiquement et néfaste moralement.

  • Christopher Hitchens, journaliste et polémiste, dans God Is Not Great (2007), affirme que « la religion empoisonne tout », citant son rôle dans les conflits, la censure, l’oppression des femmes.

  • Sam Harris, neurophilosophe, dans The End of Faith (2004), dénonce la foi comme autoritarisme intellectuel dangereux, et appelle à une morale rationnelle.

  • Daniel Dennett, philosophe de l’esprit, dans Breaking the Spell (2006), propose d’étudier la religion scientifiquement, comme un phénomène culturel soumis à l’évolution.

Tous rejettent l’idée que la foi soit respectable en soi. Pour eux, la religion n’est ni un domaine protégé, ni un choix intime, mais un système de croyances comme un autre, soumis à la critique, au doute, à la vérification.

Un athéisme rationnel et offensif

Le Nouvel Athéisme se caractérise par son attachement au naturalisme scientifique et à la clarté des idées. Il refuse le relativisme culturel et moral. Il considère que :

  • La science est le meilleur outil de connaissance, y compris morale (chez Harris) ;

  • L’éducation religieuse des enfants est assimilable à une forme d’endoctrinement ;

  • L’athéisme n’est pas une croyance alternative, mais l’absence de croyance religieuse sur une base rationnelle.

Le biologiste Victor Stenger, dans God: The Failed Hypothesis (2007), va jusqu’à affirmer que la science peut tester l’existence de Dieu, et que les résultats sont négatifs.

Réceptions et critiques

Le Nouvel Athéisme a eu un impact culturel important dans les années 2000–2010, avec des best-sellers internationaux, des conférences, des débats, des chaînes YouTube. Il a libéré la parole de nombreux non-croyants, notamment dans les sociétés encore dominées par des tabous religieux.

Mais il a aussi été vivement critiqué, y compris par :

  • Des croyants modérés, qui dénoncent un caractère caricatural et hostile ;

  • Des athées eux-mêmes, qui regrettent son ton agressif, sa méconnaissance des traditions religieuses, ou son scientisme dogmatique ;

  • Des philosophes, pour qui il manque de profondeur existentielle ou morale, face à la complexité de la foi.

Malgré ces critiques, le Nouvel Athéisme a réinstallé la critique de la religion au centre du débat contemporain, avec clarté, énergie et une large audience.

VI.2 – L’humanisme contemporain : une alternative éthique sans transcendance

En parallèle du Nouvel Athéisme, souvent perçu comme combatif, l’humanisme séculier contemporain représente une autre face de l’athéisme : constructive, éthique, éducative et universaliste. Il ne s’agit plus simplement de réfuter Dieu, mais de proposer un art de vivre, une morale, une citoyenneté sans religion.

Ce courant s’inspire à la fois des Lumières, de l’humanisme laïc du XIXᵉ siècle et des droits humains contemporains.

Une définition minimale mais forte

L’International Humanist and Ethical Union (aujourd’hui Humanists International), principal réseau mondial, propose la définition suivante :

« L’humanisme est une vision éthique fondée sur la raison, la compassion, l’expérience humaine, et l’engagement pour la dignité et les droits universels. »

Il ne s’agit donc pas d’un dogme, mais d’un cadre philosophique souple, qui reconnaît :

  • Que la vie humaine est finie ;

  • Que la connaissance vient de l’enquête rationnelle, non de la révélation ;

  • Que les valeurs peuvent être construites sans recours au divin.

Institutions, actions et valeurs

L’humanisme contemporain s’exprime à travers :

  • Des organisations nationales (Humanists UK, American Humanist Association, Fédération française de la libre pensée, etc.)

  • Des cérémonies civiles (funérailles laïques, mariages humanistes, cérémonies d’accueil d’enfants)

  • Des cours d’éthique séculière dans les écoles (notamment en Belgique, en Norvège, en Allemagne)

  • Des campagnes pour la laïcité, les droits civiques, la fin de vie choisie, la liberté de conscience

Les humanistes défendent les droits reproductifs, l’égalité des sexes, la lutte contre le racisme et le dogmatisme, souvent en alliance avec d’autres courants progressistes. Ils s’opposent à l’imposition religieuse dans l’espace public (créationnisme, financements confessionnels, signes religieux dans les institutions).

Des intellectuels comme Paul Kurtz (fondateur du Center for Inquiry), Corliss Lamont, Isaac Asimov, ou plus récemment Jim Al-Khalili ont incarné un athéisme humaniste, calme, pédagogique, progressiste.

Une morale universelle sans Dieu

L’humanisme séculier affirme que l’éthique n’a pas besoin d’être transcendante pour être légitime. Il repose sur :

  • L’autonomie morale (Kant, Mill, Comte-Sponville…)

  • L’empathie naturelle (Darwin, Singer)

  • L’intérêt mutuel rationnel (contractualisme, utilitarisme, droits de l’homme)

Cela permet d’affirmer des principes forts (dignité, liberté, égalité) sans fondation théologique.

« Nul besoin de Dieu pour savoir qu’il est mal de torturer un enfant. »
— formulation résumant l’éthique humaniste

VI.3 – La spiritualité sans religion : émerveillement, profondeur et conscience sans Dieu

L’un des préjugés les plus tenaces envers les athées est qu’ils seraient fermés à la dimension spirituelle de l’existence — comme si l’irréligion impliquait nécessairement cynisme, froideur ou matérialisme plat. Or, de plus en plus d’athées, de philosophes, de scientifiques et d’artistes revendiquent une forme de spiritualité séculière, débarrassée des dogmes et des clergés, mais non du besoin de profondeur, d’émerveillement, de connexion et de sens.

A. Définir une spiritualité sans transcendance

La spiritualité sans religion repose sur l’idée qu’il existe :

  • Des expériences intérieures profondes (émerveillement devant l’univers, méditation, amour, contemplation esthétique)

  • Un sens de la beauté, du mystère et de la grandeur de l’existence

  • Un besoin d’éthique vécue, de discipline intérieure, de lien à plus grand que soi — mais sans postuler l’existence d’un dieu, d’un au-delà, ou d’une vérité révélée

Cette spiritualité peut prendre la forme d’une philosophie de vie lucide, d’une conscience poétique du réel, ou d’une éthique de la présence.

Le philosophe André Comte-Sponville, dans L’esprit de l’athéisme (2006), écrit :

« L’athée n’est pas privé d’esprit. Il peut être ému par la musique, saisi par la beauté d’un ciel étoilé, ébloui par l’amour. Voilà ce que j’appelle une spiritualité sans Dieu. »

B. Méditation et conscience laïque

Des pratiques autrefois liées à la religion — comme la méditation, la pleine conscience, ou même certaines formes de yoga — sont aujourd’hui adoptées par des millions de non-croyants.

Sam Harris, figure du Nouvel Athéisme, a lui-même publié Waking Up: A Guide to Spirituality Without Religion (2014), où il explique comment la méditation de tradition bouddhiste peut être désacralisée et devenir un outil neurophilosophique d’attention et de clarté mentale.

Il y écrit :

« La spiritualité est une question de conscience, et non de foi. »

La pleine conscience, popularisée par Jon Kabat-Zinn, ou les recherches en neurosciences contemplatives (notamment à l’université de Stanford ou au MIT), montrent que des états d’attention intense, de paix ou de communion intérieure peuvent exister sans aucun contenu théiste.

C. Une transcendance immanente : nature, art, science

Pour de nombreux athées, l’univers lui-même suffit à susciter un sentiment d’immensité, d’humilité, de mystère :

  • Le ciel étoilé chez Carl Sagan

  • La beauté fractale de la biologie chez Richard Dawkins

  • La musique, la poésie, la littérature, les mathématiques comme sources de transcendance laïque

Albert Einstein, qui se disait agnostique voire panthéiste, affirmait :

« Le sentiment religieux du véritable savant prend la forme d’un étonnement extatique devant l’ordre merveilleux de l’univers. »

Ce que Baruch Spinoza appelait déjà au XVIIᵉ siècle Deus sive Natura — Dieu, c’est-à-dire la Nature — devient, pour de nombreux penseurs modernes, la seule transcendance légitime : celle du réel, de sa complexité, de sa profondeur.

D. Rituels laïques et communautés humanistes

L’absence de Dieu n’empêche pas de célébrer, de se recueillir, de commémorer ensemble. Des initiatives contemporaines l’ont bien compris :

  • Les Sunday Assembly (fondées en 2013 à Londres) proposent des rassemblements laïques, joyeux, communautaires : chansons, interventions inspirantes, entraide

  • Des cérémonies laïques de deuil ou de mariage offrent un espace de sens et de symbolisme sans appel à une transcendance surnaturelle

  • Des artistes, écrivains, musiciens créent des mythologies personnelles, des récits de sens non théologiques

On voit ainsi émerger des formes de vie spirituelle sans foi religieuse, nourries par la philosophie, la science, la culture, la nature, le lien humain.

VII. L’athéisme dans la culture populaire moderne

Longtemps marginalisé, l’athéisme a fini par s’inscrire au cœur de la culture contemporaine, à travers la littérature, le théâtre, le cinéma, la télévision, et plus récemment les plateformes numériques. Ce n’est plus seulement une philosophie ou une conviction, mais un thème narratif, une posture esthétique, une voix reconnue dans l’imaginaire collectif.

VII.1 – L’athéisme dans la littérature : du doute au sens sans Dieu

La littérature a toujours été un laboratoire du doute, un lieu où l’on interroge les certitudes, les dogmes, les croyances. Dès le XIXᵉ siècle, des écrivains assument ou incarnent une posture agnostique, athée ou humaniste sans religion.

De Flaubert à Zola : laïcisation du roman

Gustave Flaubert, dans Madame Bovary (1857) ou Bouvard et Pécuchet (1881), se moque de la crédulité religieuse, et préfère la rigueur du style à la consolation de la foi. Il écrit à un ami :

« Je trouve Dieu ridicule. Je ne l’ai jamais compris. »

Émile Zola, comme vu plus haut, fait de la religion un facteur social, non spirituel. Dans La Faute de l’abbé Mouret (1875), il décrit la sexualité comme une force de vie supérieure au dogme ecclésiastique. Zola incarne un réalisme laïque, où l’homme est modelé par son environnement, non par la grâce.

Dostoïevski, Camus, Sartre : la révolte contre Dieu

Fiodor Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov (1880), donne voix au personnage d’Ivan, qui rejette non l’idée de Dieu par scepticisme intellectuel, mais par révolte morale : un Dieu qui permet la souffrance des innocents ne mérite pas d’être adoré.

Plus tard, Albert Camus, dans L’Étranger (1942) ou La Peste (1947), construit des héros lucides, sans foi, mais profondément éthiques, qui affrontent l’absurde avec dignité.

Jean-Paul Sartre, dans La Nausée ou Les Mouches, exprime un monde sans transcendance ni justification, où l’homme doit forger seul sa liberté et sa morale.

Littérature anglophone et fantasy athée

Au XXᵉ siècle, l’athéisme entre aussi dans la littérature jeunesse et fantastique, souvent comme critique allégorique de la religion :

  • Philip Pullman, dans sa trilogie À la Croisée des Mondes (1995–2000), met en scène un univers où « l’Autorité » (figure du Dieu biblique) est un vieillard mourant que les héros doivent renverser pour libérer la connaissance et l’amour.

  • Pullman se définit comme humaniste athée et décrit ses romans comme une réponse à Narnia (de C.S. Lewis, chrétien militant).

  • Terry Pratchett, dans Les Annales du Disque-Monde, utilise l’humour et la satire pour démystifier les dieux, qu’il présente comme des entités absurdes créées par la croyance humaine.

Ces œuvres ont touché des millions de lecteurs et introduit dans la culture populaire l’idée qu’on peut penser, rêver, inventer des mythes sans Dieu.

VII.2 – Athéisme au cinéma et à la télévision : héros sans foi ni maître

Le cinéma, art du récit visuel, a progressivement intégré des personnages, des dialogues, voire des intrigues entièrement athées, sans forcément faire de cette posture un scandale ou une provocation.

Films explicitement athées ou critiques de la religion

Certains films prennent position de manière explicite :

  • The Invention of Lying (2009), de Ricky Gervais, imagine un monde où le mensonge n’existe pas – jusqu’à ce qu’un homme invente le premier mensonge : la religion. Le film est une satire douce-amère sur la naissance du dogme.

  • Religulous (2008), documentaire de Bill Maher, promène son scepticisme à travers les grandes religions du monde, avec humour et provocation. Il en conclut que la foi n’est pas seulement irrationnelle, mais potentiellement dangereuse.

  • Agora (2009), d’Alejandro Amenábar, retrace la vie de Hypatie d’Alexandrie, philosophe païenne assassinée par des chrétiens fanatiques. Le film est un hommage à la raison face à l’intolérance religieuse.

Personnages athées devenus iconiques

Certaines figures de fiction sont clairement identifiées comme athées, voire sympathiques dans leur irréligion :

  • Dr. Gregory House (House M.D., 2004–2012) est un génie misanthrope, rationaliste et athée déclaré. Il méprise les croyances religieuses et considère la foi comme une illusion dangereuse.

  • Sherlock Holmes, dans la série BBC (Sherlock, 2010–2017), exprime un agnosticisme froid, fondé sur la logique et l’empirisme.

  • Dans The West Wing, le président Bartlet débat frontalement avec Dieu lors d’un monologue furieux dans la cathédrale, dénonçant le silence divin face à l’injustice.

  • Dans Contact (1997), adaptation du roman de Carl Sagan, l’astrophysicienne interprétée par Jodie Foster est athée convaincue, en lutte contre les pressions religieuses dans la recherche scientifique.

Ces représentations montrent que l’athéisme est devenu pensable et même valorisé dans la fiction, comme symbole d’intelligence, d’indépendance ou de lucidité.

Une normalisation discrète mais réelle

Dans la plupart des films ou séries contemporains, les personnages principaux ne sont pas définis par leur foi. La religion est absente, implicite ou marginale. Cela ne signifie pas que ces œuvres soient athées, mais plutôt que l’irréligion est devenue une posture banale, comme une autre.

Des séries comme Black Mirror, The Expanse, Breaking Bad, Better Call Saul ou Fleabag explorent des questions morales profondes sans jamais recourir à Dieu, et montrent des personnages en quête de sens sans surnaturel.

VII.3 – L’athéisme dans les arts visuels, la musique et les médias numériques

Arts plastiques

Dans les arts visuels contemporains, l’athéisme n’est pas toujours explicite, mais la critique du religieux, la déconstruction des symboles sacrés et la provocation iconoclaste y sont fréquentes.

  • L’artiste Maurizio Cattelan, dans La Nona Ora (1999), représente le pape Jean-Paul II écrasé par une météorite — métaphore de la chute du sacré.

  • L’œuvre Piss Christ (1987) du photographe Andres Serrano, représentant un crucifix plongé dans l’urine, a déclenché des polémiques violentes aux États-Unis et en Europe.

  • Le street artist Banksy glisse souvent, dans ses fresques, des critiques de la religion comme institution de contrôle ou d’hypocrisie morale.

Ces œuvres, même lorsqu’elles ne revendiquent pas une position athée, participent à la sécularisation visuelle du monde contemporain. Elles interrogent la place de Dieu, non dans le ciel, mais dans la société, la politique, l’art lui-même.

Musique : entre satire, révolte et spiritualité laïque

La musique populaire, notamment depuis les années 1960, est un lieu d’expression libre, souvent critique du religieux.

  • John Lennon, dans Imagine (1971), propose une vision humaniste : « Imagine there's no heaven... and no religion too. »

  • Le groupe XTC, dans Dear God (1986), interpelle directement un Dieu absent : « Dear God, I can't believe in you. »

  • Le groupe Bad Religion ou des artistes comme Marilyn Manson utilisent des codes religieux pour les détourner, critiquer l’autorité ecclésiastique, ou symboliser l’émancipation individuelle.

Dans d’autres genres, certains musiciens expriment un émerveillement cosmique sans transcendance — chez Björk, Nick Cave, Radiohead, on trouve une forme de spiritualité laïque poétique, entre lucidité et mystère.

Médias numériques : YouTube, podcasts, réseaux sociaux

Avec Internet, l’athéisme s’est massivement démocratisé :

  • Des chaînes YouTube comme Cosmic Skeptic, Atheist Experience, ou Rationality Rules diffusent débats, arguments critiques, réflexions éthiques en lien avec l’athéisme.

  • Des podcasts francophones comme La Tronche en biais ou Spla$h abordent le rapport entre foi, raison, politique et société.

  • Des communautés en ligne (Reddit, forums Discord, Twitter/X) offrent des espaces de discussion, de soutien, de visibilité aux non-croyants, notamment aux ex-musulmans, ex-évangéliques ou athées vivant dans des sociétés religieuses.

Ces médias permettent une expression directe, sans intermédiaire, et contribuent à normaliser le discours athée, à enrichir sa diversité, et à connecter les irréligieux à travers le monde.

VII.4 – L’athéisme aujourd’hui : perception, revendications, défis

Une normalisation très inégale

Dans les pays sécularisés (France, pays nordiques, République tchèque, Canada, etc.), l’athéisme est largement accepté, parfois majoritaire. Mais ailleurs :

  • Aux États-Unis, selon Gallup (2023), plus de 40 % des électeurs refuseraient d’élire un athée à la présidence.

  • Dans certains pays à majorité musulmane (Arabie saoudite, Pakistan, Iran…), l’athéisme est assimilé à l’apostasie et peut être puni de mort.

  • Des ONG comme Humanists International publient chaque année un Freedom of Thought Report, qui documente les discriminations, persécutions ou exécutions subies par les non-croyants.

La visibilité sociale de l’athéisme progresse, mais sa légitimité publique reste inégale selon les cultures, les régimes politiques, et les traditions religieuses dominantes.

Revendications contemporaines

Les athées organisés demandent :

  • L’égalité de traitement des convictions (religieuses et non religieuses)

  • La reconnaissance de l’athéisme comme conviction protégée par les droits humains

  • L’absence de privilèges institutionnels pour les religions (financement public, dérogations éthiques, etc.)

  • Le droit à une fin de vie choisie, à l’éducation laïque, à la liberté d’expression (même blasphématoire)

Ces revendications s’inscrivent dans un cadre universaliste et laïc, et croisent souvent les luttes pour les droits des femmes, des minorités, des LGBTQ+, et des peuples opprimés par des régimes religieux.

Conclusion

L’athéisme, loin de n’être qu’une posture marginale ou moderne, constitue un phénomène intellectuel et culturel ancien, complexe et historiquement enraciné, que cet article a tenté de restituer dans toute sa richesse. Dès l’Antiquité, en Inde, en Chine ou dans la Grèce classique, émergent des pensées non-théistes ou anti-théistes qui remettent en cause le recours aux divinités comme explication ultime de la réalité. Ces courants, longtemps occultés ou marginalisés par les systèmes religieux dominants, ont néanmoins laissé des traces durables dans l’histoire de la rationalité humaine.

À partir de la Renaissance, et surtout durant les Lumières, l’athéisme se constitue progressivement comme un discours structuré et argumenté, porté par la philosophie, la critique biblique, la science et les débats politiques. Il passe du silence contraint à la formulation publique, puis, à l’époque moderne et contemporaine, à l’organisation collective. Au XIXᵉ et XXᵉ siècles, l’athéisme s’articule à des courants philosophiques majeurs (matérialisme, existentialisme, marxisme), aux progrès scientifiques (évolution, neurosciences, cosmologie), et aux luttes politiques pour la laïcité, l’émancipation et la liberté de conscience.

Ce processus n’a pas abouti à un athéisme homogène, mais à une pluralité de formes, allant de l’athéisme militant à l’agnosticisme éthique, de l’humanisme séculier à la spiritualité sans religion. L’athéisme contemporain est ainsi à la fois épistémique, éthique et culturel : il résulte d’un examen rationnel des croyances religieuses, mais aussi d’une réflexion sur la condition humaine, la morale, le sens et le vivre-ensemble.

Dans les sociétés démocratiques, l’athéisme est aujourd’hui largement légitimé, sans pour autant être universellement accepté. Il fait encore l’objet de stigmatisations, voire de persécutions, dans certains contextes politiques ou religieux. À l’échelle mondiale, son statut reste donc ambigu : il est à la fois banalisé dans certaines cultures et radicalement rejeté dans d’autres.

D’un point de vue académique, l’étude de l’athéisme ne peut se réduire à une simple négation du religieux : elle exige une approche interdisciplinaire, croisant histoire, philosophie, anthropologie, sociologie, sciences cognitives et théorie politique. Elle engage aussi une réflexion sur les fondements de la connaissance, de la normativité morale, de la subjectivité et de la liberté.

En définitive, l’athéisme contemporain témoigne de la capacité humaine à penser le monde sans recours au divin, à élaborer des normes sans transcendance, et à chercher du sens dans l’immanence. Il ne constitue pas une vérité en soi, mais une configuration du penser, à la fois critique et créatrice, parmi les grandes réponses que l’humanité a formulées face au mystère de son existence.