L’argument du Sinaï – Une révélation collective

Dans le paysage des religions du monde, le judaïsme propose une affirmation singulière : que Dieu s’est révélé à un peuple entier — non à un individu seul, comme dans la plupart des traditions.

Cet événement, le don de la Torah au mont Sinaï, constitue le cœur de la foi juive, selon Maïmonide et d’autres penseurs.

Peut-on en faire un argument rationnel pour l’origine divine du judaïsme ? Cet article explore ce que la tradition appelle “la révélation nationale”, ses forces, ses limites, et les débats qu’elle soulève.

I. La singularité du témoignage collectif

Le texte

« L’Éternel parla avec vous face à face, sur la montagne, du milieu du feu. […] L’Éternel vous a parlé du milieu du feu ; vous avez entendu le son des paroles. »
Deutéronome 5:4, 4:12

La Torah affirme que le peuple tout entier (environ 600 000 hommes, plus les femmes et enfants) a entendu la voix Divine, et a vu les “tonnerres et les flammes”.

Unicité historique

  • Aucune autre tradition religieuse majeure ne prétend que des centaines de milliers de témoins ont reçu une révélation directe.

  • L’islam repose sur la parole d’un seul homme (Mahomet). Le christianisme sur les visions des apôtres. Même les grandes spiritualités orientales sont issues d’individus inspirés.

La Torah elle-même souligne ce caractère unique :

« Interroge donc les jours anciens… Une telle chose est-elle jamais arrivée ? Un peuple a-t-il jamais entendu la voix de Dieu parlant du milieu du feu… et a survécu ? »
Deutéronome 4:32–33

II. Le “principe du Kuzari” – une tradition irréfutable ?

Le philosophe andalou Juda Halévi (XIe siècle) développe dans Le Kuzari un raisonnement fondé sur la mémoire collective :

“Un événement inventé, censé avoir été vu par tout un peuple, ne pourrait pas être cru par les générations suivantes, sauf s’il a réellement eu lieu.”

L’analogie contemporaine

  • Si je vous disais que “vos ancêtres ont tous vu la mer Rouge s’ouvrir”, vous ne me croiriez pas — à moins que vos parents et grands-parents ne l’aient déjà raconté.

  • Cela donne naissance à une chaîne de transmission ininterrompue, qui serait impossible à forger rétrospectivement.

Halévi suggère donc que la seule explication plausible à la croyance unanime au Sinaï, est que cela s’est produit.

III. La version rationalisée de Maïmonide

Mishné Torah – fondement de la foi

Maïmonide (1135–1204), dans son code de loi, insiste :

“Les enfants d’Israël n’ont pas cru en Moïse à cause des miracles […], mais parce qu’ils ont assisté à la révélation du Sinaï.”
Yesodé haTorah 8:1

Il rejette l’idée que la foi puisse reposer sur des signes surnaturels :

“Celui qui croit à cause des miracles garde toujours un doute au fond du cœur.”
Yesodé haTorah 8:2

Seule la révélation nationale — unique, publique, indiscutable — fonde une foi solide. Pour Maïmonide, c’est le seul événement expérimentalement irrécusable.

IV. Objections modernes : histoire ou légende nationale ?

Argument critique

Des penseurs rationalistes (ex. Spinoza, Ehrman, Friedman) contestent cet argument :

  • La révélation du Sinaï n’est attestée que dans le texte lui-même — aucun document extérieur ne la mentionne.

  • Elle pourrait avoir été introduite plus tard dans la tradition comme récit fondateur, à visée identitaire.

Certains comparent cela à d’autres mythes collectifs (fondation de Rome, Iliade) : créés, transmis et crus sans être forcément historiques.

Réponse juive

  • Il est beaucoup plus facile d’inventer un récit impliquant un ou deux témoins, qu’un récit où tous les ancêtres d’un peuple entier sont impliqués.

  • Aucune autre nation n’a même essayé de forger un tel récit, tant c’est risqué : une invention aussi massive aurait été contestée dès sa genèse.

L’argument est plutôt que : “c’est trop audacieux pour être faux”.

V. La tradition comme preuve par sa continuité

Même si l’on considère que le récit du Sinaï pourrait avoir été enjolivé ou structuré progressivement, la tradition juive insiste sur la transmission ininterrompue :

  • Chaque génération a enseigné la Torah et la révélation à la suivante.

  • Pas de rupture identifiable dans la chaîne — même en exil, même sous oppression.

Rabbi Sacks :

“Un mensonge collectif d’une telle ampleur ne survit pas 3 000 ans. Seule une vérité vécue se transmet aussi puissamment.”

VI. Une expérience intérieure réactualisable

Certains penseurs, comme Rabbi Joseph B. Soloveitchik ou Heschel, insistent sur la dimension existentielle du Sinaï :

“Nous étions là”, répète la liturgie de Chavouot.

Le Sinaï est vu comme une expérience intérieure que chaque génération peut revivre dans l’étude, la prière, la fidélité.

“Ce n’est pas un événement passé, c’est un dialogue permanent.” — (Soloveitchik, The Lonely Man of Faith)

Conclusion

Le récit du Sinaï, par sa structure exceptionnelle (révélation à un peuple entier), sa transmission constante, et son impact profond sur la conscience juive, reste un élément central de la foi juive — et pour certains, une preuve rationnelle d’une origine divine.

On peut en contester la matérialité historique, mais sa puissance logique et pédagogique demeure sans équivalent.

“Aucune autre religion ne s’est risquée à dire que Dieu a parlé devant une foule. Le judaïsme l’a fait. Et il a bâti là-dessus toute une civilisation.” — Rabbi Jonathan Sacks