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L'Animisme et son environnement
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L’animisme est un terme souvent évoqué dans les disciplines des sciences humaines et sociales, mais dont le sens précis peut prêter à confusion. Historiquement défini comme la croyance selon laquelle les êtres humains ne sont pas les seuls dotés d’âme ou d’intentionnalité, il a longtemps été associé à des formes religieuses qualifiées de « primitives » ou « prélogiques ». Pourtant, au fil du XXe siècle, et surtout depuis les années 1990, cette définition a été largement remise en question, tant par les anthropologues que par les penseurs autochtones eux-mêmes. L’animisme ne désigne plus aujourd’hui une croyance spécifique, mais une forme d’attention particulière au monde qui traverse de nombreuses cultures et cosmologies.
Le terme animisme vient du latin anima, signifiant « souffle » ou « âme ». Il est introduit dans les sciences sociales par Edward B. Tylor en 1871, dans son ouvrage Primitive Culture. Tylor y propose que l’animisme constitue la forme la plus ancienne de la religion, caractérisée par l’attribution d’âme à des éléments naturels ou à des objets. Cette définition, largement influencée par les modèles évolutionnistes de son époque, a posé les bases de l’étude comparée des religions, mais a aussi contribué à une hiérarchisation implicite des cultures, reléguant certaines conceptions du monde à un stade présumé antérieur de développement intellectuel. À la lumière des critiques postérieures, cette approche est aujourd’hui considérée comme historiquement datée et ethnocentrée.
Depuis les années 1990, l’anthropologie a connu un renouveau dans sa manière d’aborder les cosmologies dites animistes. Des auteurs comme Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Nurit Bird-David ou encore Tim Ingold ont proposé des approches alternatives. Ils ne définissent plus l’animisme comme un ensemble de croyances relatives à des esprits invisibles, mais comme une ontologie ou épistémologie relationnelle, c’est-à-dire un mode particulier de percevoir, de comprendre et d’interagir avec le monde. Dans ce cadre, l’animisme n’est pas un dogme, mais une forme d’organisation du rapport aux êtres vivants et non vivants, humains et non humains.
Ce changement de perspective a plusieurs conséquences. Il permet d’abord de considérer l’animisme non plus comme une survivance archaïque, mais comme un système de pensée cohérent et toujours pratiqué. Il offre aussi des outils pour penser différemment des questions contemporaines comme la place des humains dans la nature, la relation au vivant, ou la diversité des manières d’habiter la Terre. Ce n’est donc pas un hasard si l’animisme fait aujourd’hui l’objet d’un intérêt renouvelé, à la fois dans les sciences humaines, dans certains milieux artistiques, et dans les réflexions environnementales.
Loin de se limiter à une définition unique, l’animisme regroupe une pluralité de pratiques et de visions du monde : on le retrouve dans les traditions chamaniques d’Amazonie et de Sibérie, dans le shintō japonais, dans de nombreuses religions africaines, ainsi que dans les cosmologies de peuples autochtones en Océanie, en Amérique du Nord et en Asie du Sud-Est. Chacune de ces expressions a ses spécificités, mais partage souvent un ensemble de traits communs : reconnaissance d’une agency chez les non-humains, existence de formes de communication inter-espèces, mise en œuvre de pratiques rituelles pour maintenir un équilibre entre humains et environnement.
Ce dossier propose une exploration structurée de l’animisme, sous ses aspects historiques, conceptuels et pratiques. On commencera par en définir les cadres théoriques, à partir des débats contemporains en anthropologie. On observera ensuite comment l’animisme se manifeste dans plusieurs régions du monde, à travers des exemples ethnographiques concrets. Puis, nous verrons en quoi l’animisme peut être appréhendé comme un système cohérent de gestion des relations entre espèces et environnements, et comment certains chercheurs y identifient une forme de rationalité propre. Enfin, nous interrogerons les prolongements modernes de ces perspectives dans des domaines aussi variés que l’écologie, la politique du vivant ou le droit.
L’objectif de cet article n’est pas de valider ou de réfuter les présupposés de l’animisme, mais de comprendre sa logique interne, de restituer la diversité de ses expressions, et d’envisager ce qu’il peut nous apprendre sur les manières humaines de composer avec le monde.
I. L’animisme : définitions, fondements et mutations
A. Aux origines du concept : une invention de l’anthropologie européenne
Le mot animisme apparaît dans le lexique scientifique européen au XIXe siècle, dans un contexte marqué par l’émergence des sciences sociales et des modèles évolutionnistes. L’anthropologue britannique Edward Burnett Tylor en propose la première définition systématique dans son ouvrage Primitive Culture (1871). Selon lui, l’animisme constitue la forme originelle de la religion, fondée sur l’idée que chaque être vivant – mais aussi certains objets et phénomènes naturels – possède une âme (anima en latin) ou une intentionnalité.
Tylor élabore cette théorie à partir d’observations sur le sommeil, les rêves, la mort et les hallucinations. Il suppose que les sociétés dites « primitives » ont interprété ces phénomènes en postulant l’existence d’une entité invisible capable de quitter le corps : l’âme. De là découlerait, selon lui, une tendance à généraliser cette idée d’âme à d’autres entités – animaux, végétaux, rivières, montagnes, astres. Il appelle ce processus « animisme » et le considère comme le fondement des religions ultérieures (fétichisme, polythéisme, monothéisme), selon un modèle linéaire d’évolution des croyances humaines.
Cette perspective a été très influente dans l’anthropologie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elle a aussi été vivement critiquée par la suite. Plusieurs éléments problématiques sont apparus :
L’approche évolutionniste suppose un passage obligé et universel des sociétés humaines d’un état primitif (animisme) à un état civilisé (monothéisme ou rationalisme), ce qui ignore la diversité réelle des trajectoires culturelles.
La notion d’âme est interprétée à travers un filtre chrétien ou cartésien, alors que beaucoup de sociétés qualifiées d’animistes ne font pas cette distinction entre corps et esprit.
Le postulat d’erreur cognitive (attribuer une âme à un objet inanimé) repose sur une définition spécifique de la rationalité, qui n’est pas universelle.
En somme, l’animisme tel que défini par Tylor est davantage une construction intellectuelle occidentale qu’un terme descriptif neutre. Il a servi à désigner, de manière homogène, des pratiques extrêmement variées, observées sur plusieurs continents, et souvent interprétées à travers les grilles de lecture des sociétés colonisatrices.
B. Vers une redéfinition : l’animisme comme ontologie relationnelle
À partir des années 1980 et surtout 1990, plusieurs chercheurs vont proposer de repenser l’animisme non plus comme une croyance archaïque mais comme une ontologie – c’est-à-dire un mode fondamental d’organisation de la réalité.
Le principal artisan de cette reconfiguration est l’anthropologue français Philippe Descola, qui distingue quatre grands régimes ontologiques à partir de deux critères : la manière dont les humains perçoivent l’intériorité (pensée, volonté, subjectivité) et la physicalité (corps, matière) des êtres qui les entourent. L’animisme se définit alors comme le régime dans lequel humains et non-humains partagent une intériorité similaire, mais diffèrent par leur physicalité. Autrement dit, les plantes, les animaux, les rivières, etc., sont considérés comme des personnes dotées d’une intentionnalité, mais ayant une forme corporelle différente.
Cette approche n’a plus rien à voir avec une « croyance en des esprits » au sens spiritualiste. Il s’agit plutôt d’un cadre cognitif et pratique dans lequel la personne n’est pas limitée à l’humain, mais étendue à d’autres formes de vie ou d’existence. Ce régime est notamment observé chez de nombreux peuples autochtones d’Amazonie, d’Arctique, ou d’Asie du Sud-Est.
Nurit Bird-David, anthropologue israélienne, propose quant à elle de comprendre l’animisme comme une épistémologie relationnelle. En étudiant les Nayaka du sud de l’Inde, elle montre que ceux-ci interagissent avec leur environnement naturel comme avec une communauté de personnes – ils s’adressent aux arbres, écoutent les rivières, dialoguent avec les insectes – non par superstition, mais par une logique de cohabitation attentive.
Cette approche insiste sur la relation plus que sur la croyance. Être animiste, ce n’est pas « penser que tout a une âme », mais agir avec les éléments non humains comme avec des partenaires sociaux, au même titre que des membres d’un groupe. L’animisme devient ainsi un mode de socialité étendue, englobant des interactions entre humains et non-humains.
C. Une notion élargie : de la spiritualité au cadre de pensée
Ces renouvellements théoriques permettent d’élargir le champ de l’animisme. On ne parle plus seulement de « religions animistes », mais de cosmologies animistes, c’est-à-dire de manières spécifiques d’organiser le rapport au monde, d’en expliquer le fonctionnement, et de construire la place des êtres en son sein.
L’animisme peut alors être vu comme un système complexe :
sur le plan ontologique, il élargit la catégorie de la personne à des êtres non humains ;
sur le plan pratique, il implique des comportements codifiés : tabous, rituels, offrandes, dialogues avec des entités invisibles ;
sur le plan éthique, il repose souvent sur des principes de réciprocité, d’équilibre, voire de réparation ;
sur le plan écologique, il propose une cohabitation régulée avec l’environnement.
Enfin, certains auteurs comme Tim Ingold ou Graham Harvey ont cherché à reformuler l’animisme dans un langage contemporain, notamment à travers des notions comme « monde vivant », « réseau d’intentions », ou « communauté interespèces ». Harvey propose par exemple de définir l’animisme simplement comme l’idée selon laquelle « le monde est peuplé de personnes, dont seulement certaines sont humaines ». Il insiste sur le fait que cette conception n’est pas réservée à des cultures dites traditionnelles, mais se retrouve aussi dans certaines formes modernes de spiritualité, de littérature, ou d’écologie.
L’animisme apparaît donc aujourd’hui comme une notion plurielle, transversale, à la croisée de l’anthropologie, de la philosophie, de la spiritualité et de l’éthique. Il ne s’agit plus d’une catégorie fixe, mais d’un champ de pratiques et de représentations qui invite à repenser les frontières de l’humain, du vivant et du social.
II. L’animisme dans le monde : cosmologies vivantes
Si l’animisme constitue une structure de pensée transversale à de nombreuses cultures, ses expressions concrètes varient considérablement selon les contextes géographiques, historiques et sociaux. Cette section propose une exploration comparative de différentes manifestations de l’animisme à travers plusieurs régions du monde, à partir de travaux ethnographiques reconnus. Il ne s’agit pas d’établir une typologie exhaustive, mais d’illustrer la diversité des pratiques et des conceptions du monde animistes selon les aires culturelles.
II.A. Amazonie : un monde de perspectives
La région amazonienne constitue l’un des foyers majeurs d’expression de cosmologies animistes, étudiées de manière intensive par l’anthropologie depuis le XXe siècle. Ce que l’on appelle « animisme amazonien » ne désigne pas une religion unifiée, mais un ensemble de représentations et de pratiques partagées entre de nombreux groupes autochtones — Achuar, Yanomami, Tukano, Araweté, Ashaninka, Kayapo, entre autres — autour d’un principe fondamental : le monde est composé de personnes, humaines ou non humaines, qui coexistent dans un réseau complexe de relations.
Cette idée se traduit par un certain nombre de traits communs : la reconnaissance d’une intentionnalité et d’une vie intérieure chez les non-humains (animaux, plantes, rivières, esprits), l’existence de relations contractuelles ou morales avec ces êtres, et une capacité de communication inter-espèces, souvent médiatisée par les rêves, les chants, les hallucinations rituelles ou les métamorphoses.
1. Une continuité des personnes au-delà des espèces
L’un des fondements de l’animisme amazonien, mis en évidence par Philippe Descola dans ses travaux auprès des Achuar d’Équateur, est la croyance selon laquelle les humains, les animaux et parfois les plantes partagent une même intériorité, c’est-à-dire une conscience, des émotions, une volonté. Ce qui distingue les espèces n’est pas l’esprit, mais le corps, ou plus précisément la forme de vie matérielle et sensorielle qu’elles incarnent.
Ainsi, pour les Achuar, les animaux sont considérés comme des personnes dotées de langage, de relations sociales, de rituels – mais seulement dans leur propre monde, invisible au regard ordinaire. Il n’est pas rare qu’un animal soit désigné par des termes de parenté (frère, grand-père) et qu’il faille demander la permission avant de le chasser, sous peine de représailles surnaturelles (maladies, accidents, infertilité).
Cette conception se manifeste dans les pratiques rituelles : un chasseur ne part pas au hasard, mais prépare mentalement ses relations avec l’animal, notamment par le biais de chants intérieurs (nantar), destinés à séduire ou persuader le gibier. Le succès à la chasse dépend non seulement de l’habileté technique, mais de l’état relationnel entre l’humain et l’animal.
Descola résume cette relation en expliquant que les Achuar « pensent leur environnement non pas comme un ensemble d’objets à dominer, mais comme un ensemble de sujets à convaincre ».
2. Le perspectivisme amérindien : chaque espèce se voit comme humaine
C’est Eduardo Viveiros de Castro, anthropologue brésilien, qui a proposé le concept désormais central de perspectivisme amérindien (perspectivismo). À partir d’une série d’ethnographies menées auprès des peuples Tupi et Arawak, il met en lumière une logique singulière : chaque espèce vivante se perçoit elle-même comme humaine, depuis son propre point de vue. Autrement dit, les jaguars, les poissons, les vautours, les esprits de la forêt se voient comme des personnes, ont leur propre culture, leur langage, leurs rituels, mais perçoivent les autres êtres (y compris les humains) selon leur rôle écologique (proie, prédateur, nourriture, allié, etc.).
Par exemple, un jaguar, lorsqu’il tue un humain ou un cerf, ne le voit pas comme tel : il voit une proie “comme nous, les humains, voyons un gibier”. Inversement, les humains peuvent rêver ou halluciner qu’ils sont devenus jaguar, adoptant ainsi temporairement la perspective de l’autre. Cette plasticité ontologique rend possible une variété d’interactions rituelles, narratives et mythologiques dans lesquelles les frontières entre espèces sont floues, mobiles, perméables.
Ce modèle remet en cause l’idée d’une nature stable et hiérarchisée. Il propose une vision multicentrique du monde, où la figure de l’humain n’est pas univoque, mais distribuée à travers les espèces selon les points de vue. Chaque être est potentiellement “humain” dans son propre monde, selon ses propres conditions de perception et de vie.
3. Le rôle du chaman : traducteur, diplomate, médiateur
Dans ce contexte, le chamane joue un rôle crucial. Il est celui qui peut naviguer entre les mondes, changer de perspective, et entrer en relation avec les esprits des animaux, des plantes, des morts ou des entités cosmologiques. Cette capacité n’est pas seulement symbolique : elle est expérimentée dans des contextes rituels précis, souvent accompagnés de l’usage de psychotropes (comme l’ayahuasca), de chants spécifiques (icaros), et de techniques de respiration ou de jeûne.
Le chamane agit comme un médiateur inter-espèces. Il peut, par exemple :
négocier avec l’esprit d’un animal pour qu’il accepte de se laisser chasser ;
rétablir une relation rompue après un acte irrespectueux (pollution d’un lieu sacré, chasse excessive) ;
guérir une maladie considérée comme un déséquilibre dans le réseau des relations (par exemple, l’attaque d’un esprit offusqué).
Sa légitimité repose moins sur un pouvoir personnel que sur sa capacité à voir et à entendre autrement, c’est-à-dire à percevoir les perspectives des non-humains, à les interpréter et à les restituer à sa communauté. Cette fonction de traduction et de négociation est centrale dans les sociétés animistes amazoniennes, où la bonne santé de la communauté dépend autant des relations visibles que des relations invisibles.
4. Une écologie relationnelle
Les cosmologies animistes amazoniennes se traduisent par une série de pratiques concrètes de gestion des ressources, souvent transmises oralement ou par l’observation rituelle des cycles de la forêt. Parmi ces pratiques :
la chasse réglementée par les signes (rêves, présages) ;
l’évitement de certaines espèces à certains moments ;
le respect de sites considérés comme habités (chutes d’eau, clairières, arbres particuliers) ;
la rotation des cultures en fonction des phases lunaires ou des tabous saisonniers.
Bien que non formulées en termes scientifiques, ces pratiques participent à une forme de régulation écologique, fondée sur l’équilibre des relations. L’idée centrale n’est pas la conservation au sens moderne, mais la cohabitation, dans un cadre de respect et d’intelligibilité mutuelle. Cette logique est visible dans le fait que les animaux sont vus comme capables de “se donner” au chasseur s’ils reconnaissent en lui une disposition correcte (respect, jeûne, humilité).
5. Un cas paradigmatique de pensée animiste
L’Amazonie constitue ainsi un terrain paradigmatique pour l’étude contemporaine de l’animisme. Les sociétés qui y vivent mettent en œuvre une conception du monde où l’être humain n’est ni central, ni seul à agir, et où les relations avec le vivant sont normées, sensibles et codifiées.
Ces systèmes ne peuvent être réduits à des croyances “magiques” : ils relèvent de systèmes de pensée organisés, qui disposent de leurs propres logiques explicatives, de leurs institutions, de leurs critères d’efficacité. En ce sens, les cosmologies animistes amazoniennes apportent une contribution majeure à la remise en question de l’opposition moderne entre nature et culture, entre sujet et objet, entre humain et non humain.
II.B. Sibérie : chamanisme et cohabitation avec les esprits de la nature
Les vastes étendues de la Sibérie, de la toundra arctique aux forêts boréales, sont le foyer de nombreuses sociétés autochtones dont les pratiques religieuses, cosmologiques et environnementales sont souvent qualifiées d’animistes. Parmi ces peuples, on peut citer les Évenks, Yakoutes, Bouriates, Tchouktches, Nganassanes ou encore les Sakha. Malgré la diversité linguistique et culturelle de ces groupes, une structure commune se dessine dans leur rapport au monde : la nature est perçue comme peuplée d’esprits qu’il convient de reconnaître, d’honorer et de respecter. Ces esprits ne sont pas symboliques, mais bien réels pour ceux qui vivent en relation avec eux.
L’animisme sibérien s’articule autour de plusieurs traits caractéristiques : la reconnaissance de la personnalité des éléments naturels, la centralité du chamanisme comme institution de médiation, et la mise en œuvre de rituels régulateurs encadrant les activités humaines dans leur environnement.
1. Une nature peuplée : esprits maîtres, génies des lieux, animaux-personnes
Dans les cosmologies sibériennes, les différents éléments du paysage – montagnes, rivières, forêts, lacs, animaux – sont perçus comme des entités vivantes, souvent personnifiées sous la forme de maîtres ou d’esprits protecteurs (kheir, ongon, abasy, selon les langues). Ces entités sont parfois invisibles, parfois représentées sous forme anthropomorphe ou zoomorphe. Elles peuvent être bienveillantes, indifférentes ou hostiles, selon la manière dont les humains se comportent à leur égard.
Ce rapport au monde suppose un équilibre moral entre les humains et les non-humains. L’exploitation des ressources naturelles (chasse, pêche, coupe de bois) doit s’accompagner de gestes de reconnaissance et de compensation. Ne pas respecter les esprits peut entraîner des maladies, des accidents ou des malchances. À l’inverse, un comportement juste, respectueux et rituellement codifié permet d’assurer l’abondance et la paix.
Par exemple, chez les Évenks, un arbre isolé au sommet d’une colline peut être vu comme la demeure d’un esprit de la forêt ; on y suspend des rubans ou des morceaux de tissu (serge) pour honorer la présence invisible. Un lac peut être gardé par un esprit femelle ; il est alors interdit d’y pêcher certains jours ou sans avoir demandé la permission.
2. Le rôle du chamane : médiateur entre les mondes
Le chamane (ou šaman, böö, noaidi, selon les groupes) est la figure centrale de la relation entre humains et esprits. Son rôle n’est pas sacerdotal au sens strict, mais médicinal, diplomatique et cosmologique. Le chamane est celui ou celle qui peut entrer en contact avec les esprits, leur demander conseil, apaiser leur colère, soigner les maladies ou retrouver l’âme d’un patient perdu dans le monde invisible.
L’une des spécificités du chamanisme sibérien est sa technologie rituelle complexe, fondée sur l’usage :
du tambour (instrument de voyage spirituel, souvent décrit comme une monture) ;
du costume rituel (parfois décoré de grelots, de plumes, de plaques de métal) ;
des chants incantatoires ;
de la transe, induite par la répétition, la privation sensorielle ou la danse.
Le chamane agit comme un négociateur inter-espèces. Il connaît le nom et le caractère des esprits du territoire. Il peut voyager dans les trois mondes – le monde supérieur, le monde terrestre, le monde souterrain – et y chercher les causes d’un désordre : perte de gibier, malchance, conflit ou maladie. Sa fonction est à la fois sociale (renforcer la cohésion), thérapeutique (guérison symbolique et relationnelle) et écologique (réconciliation avec les entités du milieu).
3. Le culte de l’ours : respect, rituel et parenté animale
Parmi les figures les plus importantes du panthéon animiste sibérien figure l’ours. Partout en Sibérie, il est vu comme un animal-personne, porteur d’une conscience, d’une force spirituelle exceptionnelle, et d’un lien particulier avec l’humanité.
Chez les Bouriates, par exemple, l’ours est considéré comme un ancêtre mythique, parfois même comme le premier chamane. Il est désigné par des euphémismes respectueux, comme “le grand-père”, “le maître de la forêt” ou “celui qu’on ne nomme pas”. La chasse à l’ours est permise, mais strictement encadrée par des rituels :
des excuses sont adressées à l’animal tué ;
une cérémonie funéraire est organisée pour honorer son esprit ;
ses os sont préservés et déposés dans des endroits spécifiques pour permettre à l’âme de se réincarner.
Chez les Évenks, tuer un ours impose un ensemble de tabous : ne pas en parler directement, éviter de consommer certaines parties, suspendre les yeux de l’animal devant la tente du chasseur en signe de respect. Ces pratiques montrent que l’ours est plus qu’un gibier : il est un partenaire spirituel, parfois un égal, parfois un juge.
Sofia Poliakova, dans ses recherches récentes, décrit comment ces rituels fonctionnent comme des mécanismes de régulation sociale et écologique, intégrant la prédation dans un cadre moral précis. La relation à l’ours est un cas exemplaire d’animal totémique, au sens où il incarne une lignée, une puissance, une limite éthique à ne pas franchir.
4. Temporalités rituelles et usages de l’environnement
L’animisme sibérien ne se limite pas à des croyances, il structure les temporalités sociales et environnementales. Certaines périodes de l’année sont consacrées aux esprits : on organise des fêtes saisonnières, on pratique des offrandes collectives aux esprits des lieux, aux ancêtres, aux entités cosmiques. Par exemple :
les fêtes du renouveau du printemps permettent de “réveiller” les forces vitales de la nature ;
les rites de passage (naissance, puberté, décès) intègrent toujours des références aux esprits protecteurs ou guides.
L’usage de la terre n’est pas libre : il est soumis à une lecture cosmologique. La coupe du bois, la chasse, la pêche, la cueillette impliquent des permissions rituelles, des consultations du chamane, des signes interprétés dans les rêves ou dans la nature (traces, cris d’animaux, apparitions). Ces pratiques permettent d’inscrire les activités humaines dans un tissu relationnel, plutôt que dans une logique d’appropriation pure.
5. Un système résilient, en mutation
Le chamanisme sibérien a connu des transformations importantes aux XXe et XXIe siècles. Il a été combattu par les autorités soviétiques (interdictions, répression, assimilation), marginalisé par l’urbanisation et la sécularisation, puis partiellement réactivé depuis les années 1990, notamment à travers des mouvements de renaissance culturelle.
Aujourd’hui, certaines pratiques chamaniques sont réinventées dans un cadre touristique ou thérapeutique, tandis que d’autres continuent d’exister dans leur forme locale et communautaire, souvent dans des villages isolés. Des formes de néo-chamanisme sibérien émergent, mêlant pratiques traditionnelles, influences bouddhistes ou néopaïennes, et innovations contemporaines.
Malgré ces évolutions, le cadre animiste reste opératoire dans la manière dont les peuples autochtones de Sibérie pensent leur environnement. La cohabitation avec les non-humains, la reconnaissance des esprits du lieu, le rôle du chamane comme traducteur des équilibres invisibles, constituent encore aujourd’hui des repères pour habiter un monde vécu comme plein de présences et de puissances.
II.C. Japon : le shintō et la continuité entre nature et sacré
Le Japon offre un exemple singulier d’animisme intégré à une culture nationale complexe, à la fois moderne et profondément enracinée dans ses traditions locales. À travers la religion dite shintō (la voie des dieux), on observe un système où la nature est habitée par des présences spirituelles, appelées kami, et où les relations entre les humains et leur environnement sont encadrées par des gestes rituels, une esthétique du respect, et une forme d’attachement émotionnel aux lieux. Contrairement à d’autres sociétés qualifiées d’animistes par des observateurs extérieurs, le Japon est un pays technologiquement avancé, fortement urbanisé, où cet animisme est institutionnalisé, coexistant avec le bouddhisme, le capitalisme et les institutions modernes.
1. Le shintō : un animisme sans dogme
Le shintō n’est pas une religion révélée, ni un système théologique structuré autour de textes fondateurs. Il s’agit plutôt d’un ensemble de pratiques rituelles et de croyances locales, organisées autour de la vénération de milliers de kami – des esprits ou présences invisibles associés à :
des phénomènes naturels (soleil, vent, tonnerre),
des lieux particuliers (rochers, cascades, montagnes),
des objets ou constructions (outils, maisons, ponts),
ou encore des humains divinisés (anciens empereurs, poètes, héros).
Ces kami ne sont ni tout-puissants ni omniscients : ils sont immanents, situés, concrets. On les considère comme des cohabitants du monde naturel, dotés d’une sensibilité, d’une mémoire, et de la capacité à influencer le cours des choses – positivement ou négativement. Le rôle des rituels est donc de maintenir une relation harmonieuse avec eux.
Le shintō ne distingue pas clairement le naturel du surnaturel : la sacralité émerge de l’expérience. Si un arbre centenaire, un rocher moussu ou une source inspire le respect ou l’émerveillement, il peut devenir un lieu sacré (shinboku, iwakura, misogi). Cette sacralité n’est pas imposée de l’extérieur, mais reconnue par la communauté qui perçoit, dans tel être ou lieu, une forme de vitalité particulière.
2. Le kami : entre présence naturelle et agentivité spirituelle
Le mot kami ne désigne pas seulement des divinités au sens occidental : il renvoie à toute entité, naturelle ou humaine, qui éveille un sentiment de respect, de crainte ou de gratitude. Selon l’écrivain Motoori Norinaga (XVIIIᵉ siècle), célèbre penseur du shintō, un kami est « tout ce qui provoque un sentiment d’étonnement ou de crainte devant ce qui dépasse l’homme ».
Un arbre peut être kami ; une montagne peut l’être aussi ; une lame de sabre ayant traversé les générations peut l’être encore. Ce qui importe, ce n’est pas la matérialité de l’objet, mais le type de relation que l’on entretient avec lui. Le kami n’est pas une âme cachée dans un objet, mais l’objet en tant qu’il est reconnu comme sujet d’attention rituelle.
Ces kami font l’objet de pratiques codifiées : ils sont invoqués, remerciés, consultés dans les sanctuaires (jinja), dans la maison (kamidana, petit autel domestique), ou dans l’environnement immédiat. Les interactions sont marquées par des gestes symboliques : offrandes de riz, clochettes, purification par l’eau (misogi), salutations rituelles (reihai).
3. Des sanctuaires dans la nature : lieux de co-présence
Le Japon compte environ 80 000 sanctuaires shintō, dont beaucoup sont intégrés dans des espaces naturels : forêts, îlots, collines, sources. Contrairement aux édifices religieux monumentaux occidentaux, ces lieux sont souvent ouverts, sobres, intégrés dans le paysage, et construits de façon à ne pas dominer le site mais à en épouser les formes.
Par exemple, le sanctuaire d’Ise, l’un des plus importants du Japon, est reconstruit tous les 20 ans selon un rituel strict, à quelques mètres de son emplacement précédent, afin de respecter le cycle de vie du bois utilisé et de renouveler la relation avec le kami. Ce principe de non-fixité exprime l’idée que la présence spirituelle n’est pas contenue dans un bâtiment, mais s’actualise dans la relation rituelle, dans le geste de construction, dans la mémoire partagée.
De nombreux jinja ruraux marquent aussi l’entrée de forêts sacrées (chinju no mori) : de petits bois préservés qui entourent le sanctuaire, parfois même interdits d’accès, car ils sont considérés comme l’espace propre du kami. Ce respect de l’intégrité du lieu sacré, même dans un environnement très urbanisé, témoigne de la persistance d’un sens rituel de la nature dans la culture japonaise contemporaine.
4. Un animisme quotidien, discret, non conflictuel
L’un des traits distinctifs du shintō est son intégration dans la vie quotidienne, souvent de manière implicite. De nombreux Japonais se disent non religieux, tout en pratiquant des rituels shintō à la naissance d’un enfant, lors d’un déménagement, pour les fêtes de saison (matsuri) ou avant un examen (auprès du kami de la réussite scolaire). L’animisme n’est pas ici revendiqué comme une croyance, mais vécu comme une pratique d’attention et de cohabitation.
On parle d’animisme implicite ou pratico-rituel : les gestes sont simples, les rituels parfois informels, mais ils participent d’un même horizon ontologique, dans lequel le monde est habité, réactif, relationnel. Couper un arbre sans avertir le kami, négliger un outil ancien, laisser une pierre votive à l’abandon peuvent provoquer un malaise, non par peur superstitieuse, mais parce que ces actes rompent un équilibre de respect.
Cette forme d’animisme est tolérante, inclusive, et s’accommode des autres religions : beaucoup de Japonais célèbrent les mariages au sanctuaire shintō, les funérailles au temple bouddhiste, et participent à des fêtes chrétiennes sans contradiction apparente. Le shintō, par son absence de doctrine exclusive, permet une coexistence ontologique fluide.
5. L’animisme dans une société moderne
Le cas du Japon montre que l’animisme n’est pas incompatible avec l’industrialisation, la science ou la modernité technologique. Il peut coexister avec une société hautement connectée, urbanisée, et tournée vers l’innovation. Certains chercheurs, comme Thomas Kasulis ou Shin’ichi Nakazawa, soulignent que le rapport japonais à la nature, au rituel et à la communauté est imprégné d’une philosophie relationnelle, où le respect du lieu, du rythme, de la discrétion et de la non-intervention excessive constitue une éthique animiste profondément enracinée.
Par ailleurs, le Japon contemporain continue de produire des formes culturelles où le monde non humain est sujet d’attention : les films de Hayao Miyazaki (Mon voisin Totoro, Princesse Mononoké, Le voyage de Chihiro) en sont des exemples notables. Ils expriment une sensibilité animiste dans un langage esthétique accessible à un public international.
II.D. Afrique : puissances naturelles et ancêtres présents
Sur le continent africain, les systèmes religieux traditionnels sont d’une grande diversité. Pourtant, on y observe de nombreux points communs relevant de ce que l’on peut qualifier d’animisme au sens large : une reconnaissance des forces spirituelles présentes dans la nature, une attention aux ancêtres comme entités vivantes, et une organisation du monde fondée sur des relations réciproques entre humains et non-humains. Ces pratiques, longtemps regroupées sous l’étiquette de « religions traditionnelles africaines », participent à des cosmologies où la nature est porteuse de puissance, de mémoire et d’intentionnalité.
Loin d’être figées ou marginales, ces traditions restent vivantes, parfois en dialogue avec les religions monothéistes (islam, christianisme), parfois réinterprétées dans des contextes urbains ou diasporiques (vaudou haïtien, candomblé brésilien, santería cubaine). Elles permettent d’appréhender l’animisme non comme une survivance archaïque, mais comme une structure dynamique de rapport au monde, étroitement liée au territoire, à la lignée et aux cycles de vie.
1. La nature comme territoire habité
Dans de nombreuses sociétés d’Afrique subsaharienne, certains éléments naturels – arbres, rochers, rivières, sources, montagnes – sont considérés comme sièges d’entités invisibles : génies, esprits tutélaires, divinités locales, ou même ancêtres métamorphosés. Ces entités ne sont pas métaphoriques : elles font pleinement partie du monde et peuvent influer sur les événements humains.
Un exemple éclairant est celui des Kabyè du nord du Togo, étudiés par l’ethnologue Marie Daugey. Dans cette société agro-pastorale, des lieux spécifiques du paysage – collines, bosquets, ruisseaux – sont identifiés comme “puissances” ou tew, souvent associées à des arbres considérés comme leur résidence principale. Ces puissances ne sont pas de simples esprits anonymes : elles ont une personnalité, une histoire locale, des fonctions sociales (protéger le bétail, envoyer la pluie, punir une transgression).
Les tew sont perçues comme intimement liées à la fondation du village. Les récits de création racontent comment les premiers ancêtres ont été guidés vers ces lieux, ont scellé des pactes avec leurs esprits et y ont bâti des autels. Ainsi, la nature n’est pas séparée de l’histoire humaine : elle en constitue la mémoire vivante, inscrite dans le paysage.
2. Le culte des ancêtres : présence invisible et continuité du lien
Un second axe fondamental des traditions animistes africaines est le culte des ancêtres, présent dans la quasi-totalité des régions. La mort, loin de rompre les liens sociaux, les transforme. Les défunts ne disparaissent pas : ils deviennent des présences invisibles, toujours actives dans la vie des vivants.
Les ancêtres sont perçus comme intermédiaires entre le monde humain et les puissances cosmiques. Ils protègent, avertissent, sanctionnent, selon la manière dont on les honore. Leur “résidence” peut être localisée dans :
des objets (statues, talismans, sièges, fétiches),
des lieux (bosquets, autels, rochers),
ou même des phénomènes (pluie soudaine, animal symbolique, rêve marquant).
Dans le culte, on leur adresse des offrandes (nourriture, libations, animaux), on les consulte dans les moments de crise, on les invoque lors des cérémonies familiales. Ces pratiques renforcent une vision du monde où le visible et l’invisible sont en continuum : les vivants doivent prendre soin des morts, qui en retour garantissent l’ordre du monde.
3. Rituels et tabous : cohabitation avec les puissances
Les interactions avec les esprits de la nature et les ancêtres sont encadrées par des rituels précis et des systèmes de tabous. Ceux-ci ne relèvent pas d’un formalisme arbitraire, mais d’une logique pragmatique de régulation :
Régulation des usages du territoire (ne pas chasser dans tel bois, ne pas puiser l’eau à tel moment).
Régulation des rapports sociaux (éviter le conflit, demander réparation spirituelle).
Régulation des événements de vie (naissance, initiation, maladie, décès).
Par exemple, chez les Dogon du Mali, certaines grottes sont considérées comme la demeure des binou (génies), protecteurs du village. Il est interdit d’y pénétrer sans autorisation rituelle. Toute infraction est perçue comme un déséquilibre pouvant entraîner sécheresse, infertilité ou conflits.
Ces tabous jouent souvent un rôle de protection écologique indirecte. Les bois sacrés, très répandus en Afrique de l’Ouest, sont par exemple des zones interdites à l’agriculture, à l’abattage ou à la chasse. Ils servent de réservoirs de biodiversité et de mémoire rituelle. Plusieurs études en écologie ont montré que ces lieux ont un impact réel sur la conservation de certaines espèces végétales ou animales (Byers et al., 2001 ; Sheridan & Nyamweru, 2007).
4. Un système dynamique et perméable
L’animisme africain n’est pas figé : il a montré une grande capacité d’adaptation au fil du temps. Il coexiste avec les grandes religions introduites depuis le Moyen Âge (islam, puis christianisme), souvent dans une forme de syncrétisme. Par exemple, au Bénin, on peut consulter un devin traditionnel le matin et se rendre à la messe l’après-midi, sans contradiction ressentie.
De plus, les traditions animistes africaines ont traversé l’Atlantique avec la traite esclavagiste et ont été recomposées dans les Amériques : c’est le cas du vaudou haïtien, du candomblé brésilien ou de la santería cubaine, qui intègrent des divinités issues du panthéon yoruba (orisha), liées à des éléments naturels (la mer, les tempêtes, les rivières, la foudre), et insèrent ces pratiques dans des contextes urbains et contemporains.
5. Animisme et cosmologie sociale
Ce que montrent ces traditions, c’est que l’animisme africain n’est pas seulement une manière de concevoir la nature, mais une cosmologie sociale. Il relie :
les vivants aux morts,
les personnes aux lieux,
les gestes quotidiens à un ordre invisible.
Il s’agit d’un système de relations et de responsabilités, qui s’organise autour de la famille, du lignage, du terroir et de la mémoire. L’animisme n’y est pas un culte de la nature “en soi”, mais une manière de faire société à travers le territoire, en rendant des comptes à ceux qui l’habitent et à ceux qui l’ont habité.
Les cosmologies animistes africaines illustrent la richesse d’un rapport au monde fondé sur l’interdépendance et la mémoire. Elles articulent le naturel et le social dans des configurations souples, où la puissance d’un arbre ou la colère d’un ancêtre sont des réalités vécues, prises en charge collectivement.
III. Les preuves internes de l’animisme : cohérence, transmission, efficacité
Si l’animisme est, dans la plupart des cas, difficile à évaluer selon les critères classiques de la rationalité scientifique – par exemple, en termes de causalité démontrable ou de vérifiabilité expérimentale – cela ne signifie pas qu’il fonctionne sans logique propre. Au contraire, dans les cultures où il est pratiqué, l’animisme repose sur un ensemble structuré de cohérences internes, d’expériences partagées, de transmissions intergénérationnelles et d’actions concrètes. Il forme un système qui, tout en échappant aux catégories épistémologiques occidentales, se révèle fonctionnel, stable, et souvent opératoire dans la gestion des relations sociales, écologiques et spirituelles.
A. Cohérence du système : le monde comme réseau de relations
L’un des premiers éléments qui fonde la légitimité des cosmologies animistes est leur cohérence interne. Dans les sociétés concernées, la nature est pensée comme un réseau de relations intersubjectives : les humains vivent aux côtés d’autres « personnes » – animaux, plantes, rivières, vents, esprits de lieux, ancêtres – avec lesquelles ils doivent composer selon des règles établies.
Ces règles varient d’une culture à l’autre, mais obéissent en général à des principes clairs de réciprocité, d’équilibre et de reconnaissance mutuelle. Par exemple :
chez les Achuar d’Amazonie, le chasseur ne tue pas sans avoir demandé, par chant, l’autorisation de l’animal ou de son maître spirituel (Descola, 2005) ;
chez les Kabyè du Togo, certains lieux naturels ne peuvent être exploités qu’après un rituel d’offrande ou de pardon (Daugey, 2016) ;
dans le shintō japonais, on évite de couper un arbre ancien sans avertissement préalable au kami qui l’habite.
Dans chacun de ces cas, les interactions entre humains et non-humains sont codifiées, non par superstition, mais dans une logique d’ajustement des comportements à des présences perçues comme actives. Le système n’est pas arbitraire : il est transmis, répété, confirmé par les récits, les rêves, les événements jugés significatifs par les membres du groupe. Autrement dit, l’animisme se justifie souvent par l’expérience collective, et non par la preuve matérielle.
B. Transmission : apprentissage par l’attention, la mémoire et le geste
Un autre fondement de la validité perçue de l’animisme réside dans la manière dont il est transmis. Contrairement aux religions scripturaires, les cosmologies animistes s’appuient rarement sur des textes. Elles passent par des formes orales, gestuelles, mimétiques – autrement dit, par la pratique, la mémoire, et l’observation.
L’apprentissage commence souvent dès l’enfance, à travers :
les récits mythologiques (souvent associés à des lieux précis ou à des animaux) ;
les comportements à adopter face à certains êtres (saluer un arbre, s’excuser après une chasse...) ;
les expériences sensorielles partagées (observation du vol d’un oiseau, interprétation des sons de la forêt, repérage des traces, etc.).
Comme le souligne Nurit Bird-David dans ses recherches sur les Nayaka, cette forme de savoir se transmet dans un régime d’immédiateté relationnelle : l’enfant apprend à reconnaître la forêt comme un lieu peuplé de partenaires, non par le biais d’un système de croyance, mais en vivant des interactions concrètes, guidées par les adultes.
La répétition des gestes rituels, l’entretien des lieux sacrés, la préparation des fêtes ou des cérémonies structurent la mémoire collective. Ainsi, l’animisme ne fonctionne pas sur la base d’une adhésion abstraite à des dogmes, mais sur la régularité de pratiques concrètes, qui donnent forme à une vision du monde partagée et stabilisée.
C. Efficacité : régulation sociale, environnementale et symbolique
Une troisième manière d’évaluer la logique interne de l’animisme est d’observer ses effets pratiques. Dans de nombreuses sociétés, les systèmes animistes remplissent des fonctions essentielles de régulation :
régulation sociale, par le biais des normes implicites ou explicites (tabous, règles de chasse ou de récolte, respect des lieux) ;
régulation écologique, en limitant la surexploitation des ressources (par exemple, la sanctuarisation de certains bois, mares ou espèces) ;
régulation symbolique, en permettant de donner sens à des événements incertains (maladie, sécheresse, accident) et d’y répondre collectivement.
Ainsi, les cosmologies animistes peuvent être vues comme des systèmes de gestion du vivant, même si leur langage est différent de celui des sciences modernes. L’efficacité ne se mesure pas seulement en termes de causalité directe, mais aussi en termes de résilience culturelle, de cohésion communautaire, et de capacité à répondre aux aléas de l’existence.
Par exemple :
chez les peuples sibériens, les rites d’apaisement de l’esprit de l’ours évitent les conflits et renforcent la solidarité des chasseurs (Poliakova, 2022) ;
au Japon, la reconnaissance des kami dans les éléments naturels favorise des formes d’urbanisme respectueuses des lieux (ex. préservation d’un arbre sacré dans un projet immobilier) ;
en Afrique de l’Ouest, les pratiques de consultation des puissances du territoire guident des décisions collectives, même dans un contexte religieux mixte (islam, christianisme, traditions locales).
Même lorsque l’efficacité des rituels n’est pas démontrée au sens strict, leur valeur repose sur leur capacité à structurer une réponse collective, à canaliser les émotions, et à maintenir un ordre symbolique partagé.
IV. Voix animistes modernes : réhabilitations intellectuelles et prolongements contemporains
Au-delà de leurs manifestations locales et historiques, les systèmes animistes ont suscité un intérêt croissant au sein des sciences humaines, en particulier dans le champ de l’anthropologie, de la philosophie de la nature et des études religieuses. Cette revalorisation intellectuelle s’accompagne d’une pluralité de voix contemporaines, issues aussi bien du monde académique que des traditions autochtones, contribuant à repositionner l’animisme comme un modèle de pensée viable et actuel, au-delà de toute nostalgie ou exotisme.
A. Réhabilitations anthropologiques : vers un tournant ontologique
Le renouveau de l’intérêt scientifique pour l’animisme est porté par plusieurs figures majeures de l’anthropologie contemporaine.
Philippe Descola
Dans Par-delà nature et culture (2005), Descola propose une grille comparative des modes de relations entre les humains et les non-humains. Il identifie quatre grandes ontologies : naturalisme, animisme, totémisme et analogisme, définies selon la manière dont les sociétés conçoivent les continuités ou discontinuités entre intériorité (conscience, intention) et physicalité (apparence, corps).
Dans ce modèle, l’animisme est caractérisé par l’attribution d’une intériorité commune à tous les êtres, mais d’une physicalité différenciée. Cela rend possible une reconnaissance mutuelle, un dialogue inter-espèces et une régulation sociale incluant les non-humains. Descola insiste sur le fait que cette ontologie n’est ni inférieure, ni irrationnelle, mais structurée, stable, et compatible avec des formes complexes d’organisation sociale.
Eduardo Viveiros de Castro
Anthropologue brésilien, spécialiste des cosmologies amazoniennes, Viveiros de Castro introduit la notion de perspectivisme amérindien : l’idée selon laquelle chaque espèce perçoit le monde selon son propre point de vue, se concevant elle-même comme “humaine”. Il en découle une relativité ontologique généralisée, où les rapports entre espèces dépendent des circonstances relationnelles et symboliques.
Viveiros de Castro insiste sur le fait que les cosmologies autochtones ne sont pas des croyances locales, mais des formes de pensée sophistiquées, susceptibles de produire des contributions à la théorie anthropologique globale. Il appelle à une symétrie épistémique entre savoirs autochtones et savoirs académiques.
Tim Ingold
Anthropologue britannique, Tim Ingold critique la séparation moderne entre nature et culture. Pour lui, les sociétés dites animistes perçoivent le monde non pas comme un décor figé ou une ressource à exploiter, mais comme un milieu vivant et mouvant, dans lequel les êtres se forment en interaction constante.
Ingold propose de voir l’animisme comme un engagement perceptuel : le fait d’être attentif aux lignes, aux rythmes, aux traces laissées par les vivants. Dans ses travaux sur le nomadisme, la perception ou le paysage, il défend une approche relationnelle, continue et incarnée de l’expérience humaine, proche de celle des cosmologies animistes.
B. Paroles autochtones : théorisation depuis l’intérieur
Les savoirs animistes ne sont pas seulement étudiés depuis l’extérieur. Des penseurs issus des sociétés concernées prennent aussi la parole et participent à la discussion intellectuelle.
Davi Kopenawa
Chaman et porte-parole du peuple Yanomami, en Amazonie brésilienne, Davi Kopenawa a co-écrit avec l’anthropologue Bruce Albert l’ouvrage La chute du ciel (2010), à la fois témoignage autobiographique, critique politique et réflexion métaphysique. Il y décrit le monde selon la perspective chamanique yanomami, où les esprits, les ancêtres et les êtres de la forêt participent pleinement à la vie cosmique.
Kopenawa y dénonce la destruction du monde amazonien par les sociétés occidentales, qu’il qualifie de “peuples de la marchandise”. Son livre constitue une forme rare de philosophie indigène exprimée dans ses propres termes, qui croise spiritualité, politique et ontologie.
Robin Wall Kimmerer
Botaniste et membre de la nation Potawatomi (États-Unis), Robin Wall Kimmerer est l’auteur de Braiding Sweetgrass (2013), un ouvrage hybride entre science, récit et spiritualité. Elle y explore les manières dont les savoirs autochtones et la biologie contemporaine peuvent dialoguer, notamment autour de la reconnaissance de l’intelligence des plantes, de la réciprocité écologique, ou de la gratitude envers la terre.
Kimmerer défend une approche du monde fondée sur la reconnaissance des dons du vivant et sur une relation de respect actif, qu’elle identifie comme un héritage animiste, encore vivace dans les traditions orales de son peuple.
C. Prolongements contemporains : écospiritualité, droit et esthétique
Le renouveau de l’animisme ne se limite pas aux sciences humaines ou aux traditions autochtones. Il influence aujourd’hui plusieurs domaines en transformation, où le rapport aux non-humains devient central.
Écospiritualité
Dans les mouvements écospirituels (parfois néo-païens ou néo-chamaniques), on observe une réappropriation des formes animistes, comme mode de résonance avec la nature. L’idée que la Terre est vivante, que les fleuves ont une voix, ou que les cycles naturels ont une valeur symbolique forte, traverse nombre de pratiques contemporaines, en particulier dans les mouvements liés à la justice climatique ou à la transition écologique.
Droits de la nature
Plusieurs initiatives politiques s’inspirent directement de logiques animistes pour redéfinir les statuts juridiques des non-humains. L’exemple le plus cité est celui du fleuve Whanganui, en Nouvelle-Zélande, reconnu comme une personnalité juridique en 2017, conformément à la vision cosmologique des Māori. De même, la Constitution de l’Équateur, influencée par les peuples andins, intègre les droits de la Pachamama (Terre-Mère).
Ces cas suggèrent que les concepts issus de l’animisme – reconnaissance, agentivité, continuité entre humains et milieux – peuvent transformer les institutions contemporaines.
Arts et littérature
Enfin, l’animisme influence également les pratiques artistiques. De nombreux artistes contemporains explorent des formes de narration ou de représentation qui redonnent une voix aux non-humains : arbres qui parlent, paysages ressentis comme vivants, mythologies réinventées à partir d’observations naturalistes.
Certaines démarches esthétiques (dans la danse, la poésie, le cinéma ou la performance) cherchent à incarner un rapport animiste au monde, non pas en imitant les rituels traditionnels, mais en s’inspirant des logiques relationnelles, rythmiques et attentionnelles qui les caractérisent.
V. L’animisme comme cosmologie politique et écologique
En s’imposant progressivement comme une ontologie crédible aux yeux d’un nombre croissant de chercheurs, penseurs et acteurs de terrain, l’animisme a cessé d’être cantonné au champ religieux ou ethnologique. Il est désormais mobilisé dans des réflexions politiques, écologiques et juridiques, notamment autour de la question du vivant non humain et de ses droits. En effet, concevoir le monde comme un ensemble de relations entre personnes – humaines ou non – implique des transformations profondes dans la manière de penser les responsabilités, les interdépendances et les régulations. Cette dernière section examine les implications contemporaines de l’animisme en tant que cosmologie applicable à des enjeux actuels, en particulier dans les domaines de l’environnement, de la justice et du droit.
A. Une politique du vivant : sujet, personne, territoire
L’un des apports fondamentaux de l’animisme, du point de vue politique, est sa redéfinition de la personne. Dans les sociétés animistes, les entités considérées comme des “personnes” ne se limitent pas aux êtres humains : les rivières, les montagnes, les animaux ou les esprits peuvent être intégrés dans un réseau relationnel à ce titre. Cela induit une responsabilité éthique envers ces entités, qui ne sont pas perçues comme des objets ou des ressources, mais comme des partenaires sociaux.
Cette approche a inspiré des innovations juridiques récentes. En Nouvelle-Zélande, la reconnaissance du fleuve Whanganui comme sujet de droit repose sur la vision cosmologique du peuple Māori, pour qui le fleuve est un ancêtre vivant. L’accord légal signé en 2017 confère au fleuve une personnalité juridique représentée par des délégués humains, Māori et non-Māori. Il s’agit d’un cas concret où une vision animiste du monde a été traduite dans le droit moderne, avec des implications notables pour la gestion du territoire.
Des initiatives similaires ont été observées en Équateur (où la Constitution reconnaît les droits de la “Pachamama”) et en Colombie (où la Cour suprême a reconnu en 2018 le fleuve Atrato comme sujet de droit, en s’appuyant sur les liens sacrés entretenus avec lui par les communautés afro-colombiennes locales). Ces évolutions marquent une transformation du droit environnemental sous l’influence directe de cosmologies qui reconnaissent une subjectivité aux non-humains.
B. Une éthique écologique : cohabitation, respect, interdépendance
Les sociétés animistes intègrent souvent, dans leurs pratiques quotidiennes, une série de normes qui encadrent les usages de la nature : tabous, offrandes, permissions rituelles, interdictions temporaires, etc. Ces pratiques, bien qu’exprimées dans un langage spirituel, jouent un rôle concret dans la régulation des écosystèmes locaux.
Plusieurs chercheurs ont souligné que ces systèmes de pensée fonctionnent comme des régulateurs écologiques implicites :
Ils encouragent la modération (ne pas prendre plus que nécessaire).
Ils instaurent des périodes d’interdiction (liées aux cycles rituels ou lunaires).
Ils sanctuarisent certains lieux (forêts sacrées, sources, sommets).
Ils favorisent une relation de réciprocité : ce qui est prélevé doit être rendu ou compensé.
Ainsi, sans employer le vocabulaire moderne de la conservation ou de la biodiversité, les cosmologies animistes conduisent à des pratiques de gestion raisonnée des ressources. Ce constat a poussé certains spécialistes de l’environnement à plaider pour une reconnaissance des savoirs autochtones et animistes dans les politiques de développement durable (voir Gadgil et al., 1993 ; Berkes, 1999).
Le lien entre animisme et durabilité écologique est de plus en plus examiné dans les cadres internationaux, notamment dans les travaux de l’IPBES (Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), qui insiste sur l’intégration des savoirs locaux et traditionnels aux côtés des sciences naturelles dans la gestion du vivant.
C. Vers une cosmopolitique du vivant
La convergence entre ontologies animistes et enjeux écologiques contemporains a conduit certains penseurs à envisager l’animisme comme le socle possible d’une cosmopolitique, c’est-à-dire une politique élargie à l’ensemble des êtres qui composent un monde partagé.
Le philosophe Bruno Latour propose dans ce sens de dépasser la division entre nature et société, et d’inventer de nouvelles formes d’assemblées où les non-humains (animaux, forêts, océans, virus…) seraient représentés comme acteurs légitimes. Il parle de « parlement des choses » (Latour, 1999), dans lequel les porte-paroles humains défendraient les intérêts des entités non humaines à partir d’une écoute attentive et d’un engagement relationnel, proche de certaines attitudes animistes.
De leur côté, les anthropologues Marisol de la Cadena et Mario Blaser ont proposé l’idée de plurivers : un monde fait de mondes multiples, fondés sur des régimes d’existence différents. Selon eux, reconnaître la validité de l’animisme, ce n’est pas l’universaliser, mais permettre sa cohabitation avec d’autres ontologies, dans une logique de diplomatie intercosmique plutôt que de hiérarchie.
Ces perspectives rejoignent celles de certains mouvements sociaux indigènes, qui ne revendiquent pas seulement des droits politiques ou fonciers, mais la reconnaissance de leurs relations cosmologiques spécifiques avec le territoire. Dans ce contexte, l’animisme devient une source de légitimité politique, en tant que manière spécifique de comprendre, d’habiter et de gouverner le monde.
Conclusion
L’animisme, longtemps relégué au rang de croyance archaïque ou de superstition, apparaît aujourd’hui sous un jour nouveau. À travers les contributions de nombreuses disciplines – anthropologie, philosophie, écologie, droit, études religieuses – il s’est progressivement imposé comme une forme cohérente de pensée et de vie, reposant sur des logiques propres, structurées, expérimentées et transmises.
Ce que l’on désigne sous le terme d’animisme ne constitue pas un système homogène, mais une famille de cosmologies qui partagent plusieurs traits communs : une extension du statut de “personne” aux non-humains ; une reconnaissance de relations d’interdépendance ; des pratiques rituelles codifiées ; une éthique de la réciprocité et du respect. Ces traits ne sont pas figés. Ils s’adaptent, se réinventent, coexistent avec d’autres visions du monde. Dans certaines sociétés, ils cohabitent avec des éléments de traditions monothéistes ou modernes ; dans d’autres, ils inspirent des mouvements environnementalistes, artistiques ou juridiques.
Au fil de cet article, nous avons vu que l’animisme ne se réduit ni à une “croyance en des esprits” ni à un exotisme ethnographique. Il peut être abordé comme un mode de connaissance (épistémologie relationnelle), comme un système ontologique (configuration des rapports entre humains et non-humains), ou comme une cosmopolitique (cadre de gestion du monde commun). Ce triple registre permet de sortir d’une approche exclusivement religieuse ou folklorique, pour reconnaître à l’animisme une valeur explicative, sociale et éthique.
D’un point de vue pragmatique, les cosmologies animistes remplissent des fonctions essentielles : elles organisent les interactions avec l’environnement ; elles structurent les obligations sociales ; elles accompagnent les cycles de la vie ; elles donnent sens à l’incertitude et à la souffrance. En cela, elles ne relèvent pas uniquement du symbolique : elles s’inscrivent dans la régulation concrète des sociétés. Dans plusieurs cas (Afrique, Amazonie, Sibérie, Japon), on observe que les règles issues de l’animisme peuvent contribuer à la préservation de certains écosystèmes, à la gestion communautaire des ressources, ou à la médiation des conflits sociaux.
La reconnaissance croissante de ces savoirs dans les arènes politiques et juridiques – par exemple, dans les débats sur les droits de la nature ou la représentativité des peuples autochtones – témoigne de leur portée actuelle. L’animisme, sans revendiquer l’universalité, entre dans un dialogue avec d’autres régimes de rationalité, à un moment où les limites du modèle naturaliste dominant sont largement débattues (crise écologique, épuisement des modèles extractivistes, perte de sens collectif).
Cela dit, toute réhabilitation de l’animisme doit s’accompagner d’une vigilance critique. Il ne s’agit ni d’en faire une solution miracle aux enjeux contemporains, ni d’en extraire des “leçons” décontextualisées. Le respect des traditions animistes passe aussi par la reconnaissance de leur ancrage historique, territorial, linguistique, et par l’écoute des acteurs qui les incarnent. Leur traduction dans des langages modernes – droit, art, écologie – peut être fructueuse, à condition d’éviter les simplifications ou les récupérations opportunistes.
En définitive, l’animisme offre une invitation à repenser les catégories fondamentales par lesquelles nous comprenons le monde : nature, personne, sujet, relation, agency, vivant. Il propose une autre manière de faire monde, fondée sur la cohabitation, la reconnaissance mutuelle et la continuité des existences. Il ne remplace pas d’autres approches, mais les complète, les interroge et les décentre.
Dans un monde traversé par l’incertitude, la recomposition des rapports humains/non humains, et la recherche de nouveaux équilibres, l’animisme constitue moins une doctrine à adopter qu’un cadre d’attention : une manière d’écouter ce qui nous entoure, de relier l’action à l’écoute, la responsabilité à la perception. C’est peut-être dans cette disposition à la relation – humble, ouverte, ajustée – que réside sa principale pertinence contemporaine.
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