La préservation des textes judaïques

La Torah, texte fondamental du judaïsme, suscite à la fois une vénération spirituelle et un intérêt scientifique pour son histoire textuelle. Composée des cinq livres du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome), elle est perçue par la tradition juive comme la révélation divine transmise à Moïse. Mais qu'en est-il de sa transmission écrite ? Les recherches historiques, philologiques et archéologiques permettent d'évaluer dans quelle mesure le texte actuel correspond à celui d'origine.

Cet article propose une exploration rigoureuse de la préservation de la Torah à travers les siècles, en examinant les manuscrits anciens, les pratiques des scribes juifs, les découvertes archéologiques et les conclusions de la critique textuelle.

I. Qu'est-ce que la Torah ?

A. Composition et contenu

La Torah regroupe cinq livres, attribués traditionnellement à Moïse. Elle contient des récits fondateurs et un corpus de lois (613 commandements selon la tradition rabbinique) qui régissent la vie religieuse et sociale du peuple juif (source : Talmud, Makot 23b).

B. La Torah écrite et orale

Outre le texte écrit, la Torah s'accompagne d'une Torah orale, transmise parallèlement et fixée plus tard dans le Talmud. Cette dimension est essentielle pour comprendre la pratique juive mais sort du champ de la critique textuelle stricto sensu.

C. Sainteté du texte

La Torah est lue rituelllement à la synagogue. Les rouleaux manuscrits (« Sefer Torah ») sont réalisés selon des règles très strictes, et toute altération du texte est prohibée.

II. Transmission historique du texte de la Torah

A. L’Antiquité : de la tradition orale à la première mise par écrit

1. Une tradition orale avant tout ?

Les spécialistes s’accordent à dire qu’avant d’être mise par écrit, la Torah a d’abord été transmise oralement. Cette tradition orale pouvait inclure des récits fondateurs, des lois rituelles, ou encore des généalogies, récitées et mémorisées dans le cadre du culte ou de l’enseignement. Ce mode de transmission est courant dans les sociétés antiques, où l’écriture n’était pas encore largement utilisée ou réservée à l’élite scribale.

La Torah elle-même mentionne sa propre mise par écrit à plusieurs reprises (Exode 24:4 ; Deutéronome 31:9, 31:24), ce qui pourrait signaler l’existence de noyaux textuels anciens. Toutefois, la mise par écrit d’un corpus complet, tel que nous le connaissons aujourd’hui, est très probablement postérieure.

2. Une composition en couches successives

Du point de vue scientifique, la Torah ne serait pas le produit d’un seul auteur, mais le résultat d’un processus rédactionnel complexe, étalé sur plusieurs siècles. Selon l’hypothèse documentaire (ou hypothèse des sources), popularisée au XIXe siècle par Julius Wellhausen, la Torah résulterait de la fusion de plusieurs traditions :

  • J (Yahwiste) : probablement du royaume de Juda (Xe-IXe siècle av. J.-C.)

  • E (Élohiste) : du royaume d’Israël (IXe siècle)

  • D (Deutéronomiste) : associé à la réforme de Josias (VIIe siècle)

  • P (Sacerdotale) : période exilique (VIe siècle)

Ces différentes sources auraient été compilées et harmonisées sous l’impulsion d’éditeurs post-exiliques, peut-être à l’époque d’Esdras, vers le Ve siècle av. J.-C.

Bien que cette théorie soit discutée et ait évolué (certains chercheurs parlent aujourd’hui plutôt de traditions rédactionnelles et non de « documents » indépendants), elle rend compte des incohérences internes du texte (récits en double, lois contradictoires) et de sa rédaction progressive.

B. Période perse et hellénistique (Ve–IIe siècle av. J.-C.)

Durant cette période, le judaïsme renaît autour de la Torah, considérée comme fondement de la vie religieuse. Le personnage d’Esdras, prêtre et scribe, est central : selon le livre de Néhémie, c’est lui qui lit publiquement la Torah au retour de l’exil babylonien, marquant un tournant majeur (Néhémie 8). Il est souvent vu comme le père du judaïsme scripturaire.

À ce moment-là, la Torah devient progressivement le texte normatif du judaïsme, supplantant les autres types de révélations (prophétiques, par exemple). Elle commence aussi à être copiée avec soin, ce qui suppose l’existence d’un archétype unifié ou en cours d’unification.

En parallèle, d’autres versions apparaissent :

  • La Torah samaritaine : une version du Pentateuque préservée par les Samaritains. Elle diverge du texte juif par environ 6 000 variantes, principalement orthographiques ou doctrinales (elle introduit par exemple le mont Garizim comme lieu choisi par Dieu – Deut. 27).

  • La Septante (LXX) : traduction grecque de la Torah réalisée à Alexandrie (IIIe siècle av. J.-C.). Elle révèle des divergences notables avec le texte hébreu massorétique, ce qui suggère l’existence, à l’époque, de plusieurs recensions du Pentateuque.

Ces variantes ne traduisent pas nécessairement une corruption du texte, mais plutôt une diversité de traditions en circulation.

C. Fin de l’époque du Second Temple (Ier siècle av. – Ier siècle ap. J.-C.)

Les manuscrits de la mer Morte, découverts à Qumrân à partir de 1947, offrent un témoignage précieux sur cette époque. On y trouve environ 40 manuscrits ou fragments différents du Pentateuque, reflétant trois familles textuelles :

  1. Texte proto-massorétique : très proche du texte hébreu standardisé plus tard.

  2. Texte non-aligné : versions divergentes, propres à la secte de Qumrân.

  3. Textes proches de la Septante : révélant une base hébraïque différente.

Cela démontre que plusieurs formes concurrentes de la Torah existaient à l’époque. Toutefois, le proto-massorétique semble avoir été prédominant dans les milieux pharisiens, qui donneront naissance au judaïsme rabbinique.

D. Uniformisation rabbinique et canonisation (Ier–IIIe siècles)

Après la destruction du Temple (70 ap. J.-C.), le judaïsme se réorganise autour des sages de Yavné, qui entérinent le canon biblique et posent les bases du judaïsme rabbinique. Ce moment marque la volonté d’imposer une version uniforme de la Torah.

Les sages de cette période insistent sur la précision extrême nécessaire à la copie des Écritures. Le texte hébreu consonantique (sans voyelles ni ponctuation) est considéré comme intangible. Les divergences entre traditions sont marginalisées, notamment face aux Samaritains et aux chrétiens qui utilisent la Septante.

Le texte massorétique est donc en voie de stabilisation. On le retrouve plus tard sous sa forme codifiée chez les Massorètes.

E. Le Moyen Âge et la standardisation massorétique (VIe–Xe siècle)

Les Massorètes, savants juifs actifs principalement à Tibériade, développent entre le VIe et le Xe siècle un système sophistiqué :

  • Points voyelles : ajoutés autour des lettres pour fixer la prononciation (l’hébreu biblique ne les comportait pas).

  • Signe de cantillation : pour la lecture chantée.

  • Notes marginales (Massorah) : informations sur les occurrences de mots rares, particularités textuelles, etc.

  • Comptage des lettres et mots : méthode rigoureuse pour contrôler les copies.

Le but : conserver exactement le texte transmis, sans y toucher. Les erreurs présumées sont signalées (via le système Qere / Ketiv) mais non corrigées.

III. Le rôle des scribes et la discipline de copie

La transmission manuscrite de la Torah a été assurée pendant des siècles par une classe spécialisée de lettrés juifs : les soferim (scribes). Leur rigueur, encadrée par un ensemble impressionnant de règles, a permis au texte de rester remarquablement stable malgré le passage du temps, les migrations, les persécutions et les changements de support.

A. Le métier de scribe : un artisanat sacré

Le mot hébreu sofer (סופר) vient de la racine ס־פ־ר qui signifie « compter » — un clin d’œil à l’obsession du comptage des lettres, des mots, et des versets dans la Torah. Les scribes ne se contentaient pas de copier : ils comptaient chaque élément pour garantir la fidélité du texte transmis.

Devenir scribe ne se faisait pas à la légère. Il fallait plusieurs années de formation, non seulement pour maîtriser l’écriture hébraïque sacrée, mais aussi pour apprendre les plus de 4000 règles codifiées dans la tradition rabbinique concernant la rédaction d’un Sefer Torah (cf. Shulchan Aruch, Yoreh Deah 271–284).

Les règles portent sur :

  • la préparation du parchemin (fait à partir de peau d’animal cachère),

  • le type d’encre (à base de suie ou de noix de galle),

  • la forme de chaque lettre (certaines comportent des couronnes décoratives appelées tagin),

  • la mise en page (colonnes, marges, espacements spécifiques),

  • et même sur l’état de pureté rituelle du scribe.

Un scribe devait écrire chaque lettre en prononçant le mot à voix haute, et toujours copier depuis un modèle, sans se fier à sa mémoire, aussi parfaite soit-elle.

💬 Talmud (Sofrim 6:4) : « Même si un homme connaît par cœur toute la Torah, il ne doit jamais écrire une lettre sans la regarder dans le rouleau de modèle. »

B. La vérification et la correction du texte

Chaque Sefer Torah devait être revérifié lettre par lettre. Toute erreur, aussi minime soit-elle, était considérée comme grave. Les scribes avaient l’obligation d’appliquer des procédures très strictes pour la détection des fautes :

  • Si un seul mot est omis ou ajouté, le rouleau devient invalide.

  • Si une lettre est mal formée, fendue, floue ou trop effacée, elle peut rendre tout le rouleau impropre à l’usage liturgique.

  • Si un mot divin (comme le Tétragramme YHWH) est mal écrit, on ne peut pas l'effacer : il faut retirer toute la section de parchemin.

Des sages comme Maïmonide (XIIe siècle) insistent sur cette rigueur dans son code Mishné Torah, où il décrit le processus de vérification en détaillant les moindres aspects de la lettre correcte (Hilkhot Sefer Torah, chap. 7).

Les rouleaux finaux sont ainsi le résultat de plusieurs passes de correction. Des experts, appelés maggihim (correcteurs), examinaient chaque lettre à la loupe (littéralement et figurativement). Ce souci du détail est unique dans l’histoire des manuscrits religieux antiques.

💡 Anecdote : Selon la tradition massorétique, on connaît même la lettre centrale de la Torah (le vav du mot gachon en Lévitique 11:42), ainsi que le mot central, le verset central, le nombre exact de mots, etc. Ces données étaient utilisées comme outils de vérification interne. Cette pratique de comptage minutieux est sans équivalent dans les traditions textuelles du monde antique.

C. La tradition du Qere et du Ketiv

La fidélité au texte allait jusqu’à préserver les anomalies du texte reçu. Si un mot semblait grammaticalement incorrect, ou s’il existait une variante traditionnelle de lecture, les scribes n’effaçaient pas le mot problématique. Ils le laissaient tel quel (c’est le ketiv, « ce qui est écrit ») mais ajoutaient en marge la lecture correcte à prononcer à l’oral (le qere, « ce qui est lu »).

Exemple célèbre :
Dans Genèse 18:22, le texte consonantique dit :

« Et Abraham était encore devant l’Éternel. »
Mais selon une tradition rabbinique, le texte aurait initialement dit :
« Et l’Éternel était encore devant Abraham. »
Les scribes auraient inversé la phrase par révérence (tiqqun soferim), mais sans altérer le texte lui-même. La lecture liturgique maintient la forme originale orale, tandis que le texte écrit garde la version reçue.

Ainsi, les scribes sont les garants, non les auteurs du texte. Ils ne corrigent pas, n’arrangent pas : ils transmettent avec fidélité, en signalant simplement les écarts entre lecture reçue et texte transmis.

D. Le statut sacré du Sefer Torah

Le Sefer Torah n’est pas un simple livre. Il est un objet sacré, traité avec une solennité particulière :

  • Il est rangé dans une arche sainte (Aron Kodesh) dans la synagogue.

  • On ne le touche jamais à main nue — on utilise un pointeur (yad).

  • Si un rouleau tombe à terre, une période de jeûne est traditionnellement observée.

Même les rouleaux usés ou endommagés ne peuvent être jetés : ils sont enterrés dans une gueniza, un dépôt rituel de textes sacrés (ex. célèbre : la Gueniza du Caire, qui a livré des milliers de fragments précieux, dont certains remontant au IXe siècle).

La vénération du texte et la crainte de l’erreur ont conduit à une uniformisation et une stabilité exceptionnelles dans la transmission.

E. La standardisation intercommunautaire

Ce qui est encore plus impressionnant, c’est que malgré les distances énormes et l’absence de communication facile pendant des siècles, les communautés juives — d’Europe, d’Afrique du Nord, du Yémen, d’Irak ou d’Éthiopie — ont toutes transmis pratiquement le même texte consonantique.

✔️ Une étude moderne a révélé que les Torah séfarades et ashkénazes ne diffèrent que sur une lettre.
✔️ Les Torah yéménites diffèrent sur neuf lettres.
✔️ Au total, ces variantes concernent moins de 0,0004 % du texte — souvent des vav ou yod, sans impact sur le sens.

👉 Ces chiffres indiquent une précision de transmission proche de 100 %, un fait sans précédent dans l’histoire des manuscrits antiques (source : Encyclopaedia Judaica).

IV. Manuscrits anciens et découvertes archéologiques

L’étude des manuscrits hébraïques anciens permet de mesurer concrètement dans quelle mesure le texte de la Torah a été transmis fidèlement au fil des siècles. Grâce à des découvertes majeures – certaines planifiées, d’autres fortuites – nous disposons aujourd’hui de témoins matériels anciens qui permettent de comparer le texte actuel à celui d’époques très reculées. Ces manuscrits ne sont pas seulement des objets historiques, ils sont des fenêtres ouvertes sur la tradition textuelle du judaïsme.

A. Les manuscrits de la mer Morte (Qumrân)

1. Contexte de la découverte

Entre 1947 et 1956, des bédouins et des archéologues découvrent dans des grottes autour de Qumrân, près de la mer Morte, plus de 900 manuscrits (souvent fragmentaires), datant du IIIe siècle av. J.-C. au Ier siècle ap. J.-C. Environ 220 d’entre eux sont bibliques, et tous les livres du Tanakh sont représentés, à l’exception d’Esther.

Pour la Torah spécifiquement, fragments des cinq livres ont été retrouvés dans plusieurs versions, dont certaines étonnamment proches du texte massorétique.

2. Les trois grandes familles textuelles

Les manuscrits de Qumrân montrent qu’à l’époque du Second Temple (avant 70 ap. J.-C.), il existait plusieurs traditions textuelles parallèles du Pentateuque :

  • Texte proto-massorétique : conforme au texte adopté plus tard par les Massorètes.

  • Texte pré-samaritain : ressemblant à la Torah samaritaine, avec des différences idéologiques (ex. : mention explicite du mont Garizim dans Deutéronome).

  • Textes indépendants ou mixtes : parfois plus proches de la Septante, ou reflétant une rédaction propre à la secte de Qumrân.

Cette diversité témoigne d’une période de fluidité textuelle, avant la fixation stricte opérée par les sages du judaïsme rabbinique.

3. Exemple : le rouleau d’Isaïe

Bien qu’il ne s’agisse pas d’un livre de la Torah, le grand rouleau d’Isaïe (1QIsaᵃ) découvert à Qumrân est emblématique. Il est quasi complet et date d’environ 125 av. J.-C. Comparé au texte massorétique standardisé plus de 1000 ans plus tard, il présente une concordance à 95 %, les 5 % restants étant essentiellement des différences orthographiques ou des fautes de copie mineures (Burrows, Archer).

Cette stabilité sur un millénaire impressionne les chercheurs, et renforce l’idée que la Torah – dont plusieurs fragments sont aussi très proches du massorétique – a été transmise avec une remarquable fidélité.

4. Importance pour la critique textuelle

Les manuscrits de Qumrân ont permis de remonter d’un millénaire l’ancienneté des témoins directs du texte biblique. Avant cette découverte, les plus anciens manuscrits hébreux complets remontaient au Xe siècle. Avec Qumrân, on accède à une période où le judaïsme n’avait pas encore fixé un texte unique, ce qui éclaire le processus de canonisation.

Ils confirment que le texte massorétique n’est pas une invention médiévale, mais une recension ancienne déjà très répandue avant 70 ap. J.-C.

B. Le Codex d’Alep (Xe siècle)

1. Origine et contenu

Le Codex d’Alep, ou Keter Aram Tzova, est un manuscrit massorétique rédigé à Tibériade vers 930 ap. J.-C., par le scribe Shelomo ben Buya’a, sous la supervision d’Aaron ben Asher – la référence absolue des Massorètes.

Ce manuscrit contenait l’intégralité du Tanakh, avec vocalisation, cantillation et Massorah.

2. Prestige et usage

Le codex fut transféré à Jérusalem, puis en Égypte, puis à Alep en Syrie, où il fut conservé durant des siècles par la communauté juive. Maïmonide lui-même y fait référence dans son Mishné Torah (Hilkhot Sefer Torah 8:4) comme modèle de précision inégalée.

Selon lui, c’est à ce codex que doit se conformer tout Sefer Torah.

3. Dommages et transmission

Lors de l’émeute anti-juive de 1947 à Alep, la synagogue contenant le codex fut incendiée. Le manuscrit fut sauvé de justesse, mais environ 40 % des pages disparurent, notamment toute la section de la Torah à l’exception de parties du Deutéronome.

En 1958, le reste du codex fut transféré en Israël, et est désormais conservé au Musée d’Israël (Jérusalem). Malgré les pertes, il reste une référence primordiale, car ce qu’il reste confirme parfaitement le texte massorétique.

C. Le Codex de Léningrad (1008 ap. J.-C.)

1. Le manuscrit le plus complet

Le Codex de Léningrad (aussi appelé Codex B19A) est le plus ancien manuscrit complet de toute la Bible hébraïque. Il a été copié en Égypte en 1008 ap. J.-C. par Samuel ben Jacob, selon la tradition massorétique de Ben Asher.

Il est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de Russie, à Saint-Pétersbourg (ex-Léningrad).

2. Usage dans les éditions modernes

Ce codex sert de base aux éditions critiques modernes de la Bible hébraïque, notamment la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS), la Biblia Hebraica Quinta (BHQ) et d'autres.

Il est vocalisé, cantillé, et accompagné de la Massorah. Son texte est en parfaite concordance avec ce que nous lisons aujourd’hui dans les Torahs utilisées en synagogue.

D. Autres témoins importants

1. Le Papyrus Nash (IIe siècle av. J.-C.)

Avant Qumrân, c’était le plus ancien fragment biblique connu. Il contient une version abrégée du Shema Israël (Deut. 6:4–5) et du Décalogue, avec quelques différences par rapport au texte massorétique, reflétant sans doute une tradition liturgique égyptienne.

Il montre que le texte biblique circulait déjà sous forme de sélection liturgique, mais qu’il était bien enraciné avant le Ier siècle av. J.-C.

2. Le rouleau d’Ein Gedi (Levitique)

Découvert carbonisé dans les années 1970, ce rouleau de Lévitique a été virtuellement déroulé en 2015 grâce à l’imagerie 3D et l’analyse multispectrale. Résultat stupéfiant : texte identique, lettre pour lettre, au texte massorétique.

Il date du IIIe ou IVe siècle ap. J.-C. et constitue une preuve supplémentaire de la continuité du texte à travers les âges.

3. La Gueniza du Caire

Découverte à la fin du XIXe siècle, la Gueniza de la synagogue Ben Ezra au Caire a révélé des milliers de fragments de manuscrits, dont beaucoup de textes bibliques. Ils s’étalent du VIIe au XIXe siècle.

Les fragments de Torah retrouvés montrent un texte massorétique conforme aux codex connus, apportant la preuve que sur plus de 1000 ans, aucune altération majeure n’a été introduite.

E. Que nous disent ces découvertes ?

1. Concordance remarquable

Les manuscrits anciens, des grottes de Qumrân aux bibliothèques médiévales, révèlent un degré de stabilité textuelle exceptionnel. Même sur des siècles, les différences sont minimes et souvent orthographiques, sans impact doctrinal ou narratif.

2. Confirmation de la tradition massorétique

Ces découvertes réfutent l’idée, autrefois avancée, que le texte aurait été profondément modifié au Moyen Âge. Elles montrent que le texte massorétique remonte à l’Antiquité et a été préservé scrupuleusement.

3. Nuances à apporter

Certes, les manuscrits anciens montrent qu’il y avait des variantes (notamment entre Qumrân, la Septante, et la Torah samaritaine). Mais cela concerne surtout la période pré-canonique. Dès lors que la tradition rabbinique a fixé le texte massorétique, la fidélité de la transmission est sans équivalent dans le monde antique.


V. Analyse critique textuelle de la Torah

La critique textuelle (ou textual criticism) est une discipline universitaire qui vise à reconstituer, à partir des diverses copies et traditions, le texte le plus proche possible de l’original. Dans le cas de la Torah, elle permet d’examiner comment le texte a évolué – non pas sur le plan spirituel ou théologique, mais matériellement, lettre par lettre.

Contrairement aux traditions religieuses qui voient la Torah comme un texte figé depuis Moïse, les chercheurs s’interrogent sur sa forme primitive en comparant les différentes versions et manuscrits à notre disposition.

A. Les variantes textuelles connues

La Torah, telle qu’elle est conservée dans la tradition massorétique, est très stable, mais les manuscrits anciens (notamment ceux de Qumrân, la Torah samaritaine, et la Septante) montrent l’existence de variantes textuelles notables.

1. Variantes orthographiques et mineures

Ce sont les plus fréquentes :

  • Des lettres vav ou yod en plus ou en moins, sans incidence sur le sens.

  • Des conjugaisons légèrement différentes.

  • Des différences de ponctuation dans la lecture (introduites par les Massorètes).

👉 Ces variantes représentent la très grande majorité des différences entre manuscrits. Elles sont considérées comme secondaires et n’affectent ni la narration ni les commandements.

2. Variantes de contenu

Plus rares, certaines différences touchent le contenu narratif ou numérique :

  • Exode 1:5 : « 70 personnes descendirent avec Jacob en Égypte » dans le texte massorétique ; « 75 personnes » dans la Septante et certains manuscrits de Qumrân (4QExod-a). Cela reflète peut-être une autre tradition comptable, intégrant les petits-enfants de Joseph.

  • Deutéronome 27 : la Torah samaritaine inclut un onzième commandement proclamant que Dieu a choisi le mont Garizim comme lieu de culte, modifiant ainsi la dimension liturgique et théologique du passage.

  • Genèse 4:8 : dans le texte massorétique, Caïn dit à Abel, « Allons aux champs… », mais le texte s’arrête là, alors que la Septante ajoute : « Allons aux champs, et lorsqu’ils furent dans les champs, Caïn se leva contre Abel… » Cette précision narrative pourrait avoir été perdue ou abrégée dans le texte hébreu.

Ces variantes, bien qu'intéressantes, ne représentent pas un autre récit mais des formulations alternatives qui coexistaient dans l’Antiquité.

B. Le rôle des traductions anciennes

Les traductions anciennes servent de témoins indirects du texte hébreu utilisé à leur époque :

1. La Septante (IIIe s. av. J.-C.)

Traduite en grec à Alexandrie pour les Juifs de langue grecque, elle repose sur un texte hébreu différent du massorétique, souvent appelé « pré-massorétique ». Elle permet parfois de retrouver une version plus ancienne ou plus courte d’un passage.

Exemple : dans la Septante du livre de Jérémie, 1/7 du texte est manquant par rapport au texte massorétique — ce qui signifie que des éditions concurrentes de certains livres bibliques ont circulé durant des siècles.

2. Les Targoumim (traductions araméennes)

Comme le Targoum Onqelos sur la Torah, ces traductions respectent généralement la structure du texte hébreu mais introduisent parfois des gloses explicatives qui révèlent l’interprétation rabbinique antique.

3. La Peshitta (traduction syriaque)

Témoin précieux pour certains livres, même si pour la Torah elle reste très proche du massorétique.

🔍 Ces traductions ne sont pas seulement des outils linguistiques, elles sont des témoins de traditions textuelles anciennes, parfois perdues dans les manuscrits hébreux.

C. Les approches modernes de reconstitution du texte

1. L’édition critique

Les éditions modernes comme la Biblia Hebraica Stuttgartensia (BHS) ou la Biblia Hebraica Quinta (BHQ) utilisent le Codex de Léningrad comme base et annotent toutes les variantes connues à partir :

  • de la Septante,

  • des manuscrits de Qumrân,

  • de la Torah samaritaine,

  • des Targoumim et autres versions anciennes.

Les notes permettent au lecteur de comparer et de comprendre les choix éditoriaux.

2. Méthodes de la critique textuelle

Les chercheurs appliquent des principes classiques :

  • La lecture la plus difficile est souvent la plus ancienne (car un scribe a tendance à « corriger » un texte jugé problématique).

  • La lecture la plus courte est parfois plus ancienne (principe de l’amplification explicative).

  • Les lectures multiples peuvent témoigner d’une source orale commune.

💡 Exemples :

  • Si deux versions d’un verset existent, l’une longue et l’autre plus concise, on étudiera la probabilité que l’une ait été abrégée ou que l’autre ait été amplifiée par souci de clarté.

  • En cas de lecture ambigüe ou théologiquement délicate, on soupçonne parfois un tiqqun soferim (correction volontaire par les anciens scribes).

3. Le débat entre édition éclectique et éditions séparées

Deux écoles s’opposent :

  • Les éclectiques cherchent à reconstruire un Ur-texte, en sélectionnant les meilleures variantes de chaque tradition (Tov, Cross).

  • Les conservateurs préfèrent présenter chaque tradition dans son intégrité (massorétique, septuagintale, samaritaine), en considérant qu’elles reflètent des histoires textuelles différentes, toutes dignes d’étude.

🔍 Le compromis actuel est souvent de publier le texte massorétique comme base, avec des apparats critiques riches, permettant de juger des variantes.

D. Cas particuliers : les Tiqquné Soferim et corrections anciennes

Le Talmud et les Massorètes mentionnent environ 18 cas où des scribes anciens auraient modifié volontairement le texte pour éviter des malentendus théologiques.

Exemples possibles :

  • Genèse 18:22 (déjà cité) : inversion de sujet par respect envers Dieu.

  • Nombres 11:15 : atténuation d’un langage trop direct de Moïse envers Dieu.

  • Zacharie 2:12 : transformation du pronom divin.

Ces modifications ne sont pas attestées dans les manuscrits mais transmises par tradition orale rabbinique. Leur existence théorique est un sujet de débat :

  • Certains chercheurs y voient une preuve d’intervention humaine consciente sur le texte.

  • D’autres estiment que ce sont des interprétations postérieures, sans preuve textuelle concrète.

E. Ce que la critique textuelle nous apprend

1. La stabilité est l’exception, pas la règle

Dans la transmission des textes antiques, il est rare de trouver une stabilité comparable à celle de la Torah. Les épopées d’Homère, les textes égyptiens ou les récits mésopotamiens présentent souvent des divergences significatives entre versions.

La Torah se distingue par :

  • Un texte consonantique figé dès la fin de l’Antiquité.

  • Une stabilité phonétique assurée par la tradition orale, puis par les Massorètes.

  • Une lecture liturgique hebdomadaire, qui permet une auto-correction constante dans les communautés.

2. Il n’existe pas de Torah « primitive » disponible

La critique textuelle permet d’émettre des hypothèses sur les versions plus anciennes, mais il n’existe aucun manuscrit complet antérieur au IIIe siècle av. J.-C. Aucun n’est signé « Moïse » ou « Esdras ».

Ce que nous avons, ce sont des traditions textuelles – massorétique, samaritaine, grecque – qui convergent très largement, et quelques divergences secondaires qui témoignent d’une histoire vivante du texte.

3. L’apport précieux de chaque tradition

Chaque version ancienne contribue à éclairer le texte massorétique :

  • La Septante peut préserver des passages perdus ou plus courts.

  • La Torah samaritaine éclaire les tendances idéologiques locales.

  • Les manuscrits de Qumrân montrent la diversité avant la canonisation.

Ces apports n’invalident pas la tradition juive, mais la consolident en montrant à quel point elle s’est démarquée par la précision et la discipline textuelle dès l’Antiquité.

Conclusion

Pour les historiens, philologues et spécialistes des textes anciens, la Torah représente un cas exceptionnel de stabilité textuelle. À travers l’étude de centaines de manuscrits, allant des fragments de Qumrân aux codex médiévaux comme celui d’Alep ou de Léningrad, un constat s’impose : la version massorétique, aujourd’hui utilisée dans le judaïsme, est remarquablement fidèle à celle qui circulait déjà il y a plus de 2 000 ans.

Les outils de la critique textuelle ont permis de comparer le texte massorétique avec d’autres traditions (samaritaine, septuagintale, manuscrits de la mer Morte). Ces comparaisons révèlent quelques variantes — la plupart mineures, touchant l’orthographe ou la formulation — mais aucune altération majeure du contenu. Cela témoigne d’une volonté précoce, dans le judaïsme rabbinique, de préserver à l’identique le texte une fois canonisé.

Les historiens reconnaissent par ailleurs que la Torah a connu une phase de formation complexe, intégrant différentes sources et traditions. Mais une fois fixée (probablement au tournant de l’ère chrétienne), elle a été transmise avec une précision exceptionnelle, grâce à la discipline des scribes, au rôle des Massorètes, et à la centralité de la lecture publique du texte dans la vie juive.

En somme, même d’un point de vue strictement scientifique, la Torah apparaît comme l’un des textes les mieux conservés de l’Antiquité. Ce résultat ne relève pas d’un miracle, mais d’un effort collectif, constant et méthodique, porté par une culture qui a fait du texte un objet sacré. Entre tradition religieuse et analyse critique, la transmission de la Torah demeure un exemple rare de fidélité textuelle sur la très longue durée.