Influence politique et civilisationnel

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L’islam, apparu au VIIᵉ siècle en Arabie, n’est pas seulement une religion personnelle ou une éthique individuelle : dès son origine, il porte une vocation politique et civilisationnelle. En l’espace de quelques décennies, les musulmans fondent un empire allant de l’Espagne à l’Inde, générant une civilisation originale qui marque durablement l’histoire mondiale (Lapidus, 2002).

Cet article explore comment l’islam, tout en s’articulant étroitement au pouvoir politique, a été au cœur d’un processus civilisationnel global, influençant profondément les sciences, les arts, les institutions juridiques et les structures sociopolitiques.

1. Les origines politiques de l’islam : Du califat à l’empire

a) Le califat des « bien-guidés » (632–661)

Dès la mort du Prophète Muhammad (ﷺ) en 632, ses successeurs politiques, les califes, assument une double fonction : chefs spirituels et dirigeants temporels de la communauté musulmane (Umma). Le premier califat, dit « des bien-guidés » (al-khulafâ’ al-râshidûn), jette les fondations d’un État islamique centralisé, avec un système administratif et fiscal simple mais efficace (Kennedy, 2007).

Sous le calife ‘Umar ibn al-Khaṭṭâb (634–644), l’islam connaît une expansion fulgurante, intégrant rapidement l’Égypte, la Syrie, l’Irak et la Perse à l’État islamique, qui commence à prendre la dimension d’un véritable empire multiculturel (Donner, 1981).

b) Omeyyades (661–750) et Abbassides (750–1258) : Naissance d’un empire cosmopolite

Sous les Omeyyades (661–750), installés à Damas, l’islam devient clairement un empire politique arabe, avec une administration centralisée, une langue officielle (l’arabe) et un système juridique en pleine formation (Hawting, 2000).

Le califat abbasside (750–1258), basé à Bagdad, marque une étape décisive en développant une administration impériale sophistiquée inspirée des traditions perses. Le califat abbasside n’est plus seulement arabe mais cosmopolite, intégrant des éléments culturels persans, grecs, indiens, ce qui en fait une des civilisations les plus ouvertes et intellectuellement dynamiques de l’époque médiévale (Lapidus, 2002).

2. La Sharî‘a : une loi civilisationnelle globale

a) Le droit musulman : fondement de la civilisation islamique

La Sharî‘a (« la voie droite ») constitue une originalité fondamentale de la civilisation islamique. Elle ne se limite pas aux questions spirituelles ou rituelles : elle encadre tous les aspects de la vie privée et publique, du culte à la famille, du commerce à la justice pénale (Hallaq, 2009).

Ce cadre juridique et moral unifié a permis aux sociétés musulmanes médiévales de maintenir une unité culturelle et sociale exceptionnelle malgré les distances géographiques immenses et les différences ethniques et linguistiques.

b) Institutions islamiques : waqf, madrasa, qâḍî

Plusieurs institutions clés émergent à partir de ce système :

  • Les waqfs (fondations pieuses) financent écoles, bibliothèques, hôpitaux et mosquées, structurant profondément le paysage urbain et social des sociétés musulmanes (Makdisi, 1981).

  • La madrasa (école religieuse et juridique) forme les savants (‘ulamâ’) qui deviennent les cadres intellectuels de la société islamique, diffusant le savoir religieux, scientifique et littéraire (Berkey, 2003).

  • Le qâḍî (juge) applique la loi islamique de manière indépendante, assurant une justice stable et respectée, contribuant à l’ordre social à travers l’ensemble du monde musulman (Hallaq, 2009).

3. L’islam et les sciences : transmission, traduction et innovation

a) L’âge d’or scientifique et philosophique (VIIIᵉ–XIIIᵉ siècles)

À partir du VIIIᵉ siècle, sous le patronage des califes abbassides, notamment al-Ma’mûn (813–833), les musulmans traduisent massivement les œuvres grecques (Aristote, Euclide, Galien, Plotin), perses et indiennes en arabe, constituant une base intellectuelle pour une civilisation scientifique majeure (Saliba, 2007).

Les savants musulmans ne se contentent pas de transmettre ces connaissances : ils innovent considérablement dans tous les domaines :

  • Mathématiques : invention de l’algèbre par al-Khwârizmî, diffusion des chiffres indo-arabes.

  • Médecine : synthèse des savoirs médicaux par Ibn Sînâ (Avicenne) et al-Râzî (Rhazès).

  • Astronomie : travaux remarquables d’al-Battânî et d’al-Tûsî, élaboration de modèles astronomiques précis.

  • Optique : théorie révolutionnaire de la vision développée par Ibn al-Haytham (Alhazen), influençant durablement la science occidentale médiévale (Rashed, 1997).

4. Rayonnement artistique et culturel

a) L’art islamique : une esthétique du symbolisme et de la géométrie

L’islam développe une expression artistique unique fondée sur l’aniconisme (absence d’images figuratives dans les lieux religieux), privilégiant des formes géométriques complexes, la calligraphie arabe et l’arabesque (Grabar, 1973).

L’architecture islamique, avec des monuments emblématiques comme la Mosquée de Cordoue (Espagne), l’Alhambra de Grenade, le Dôme du Rocher à Jérusalem, ou encore les mosquées ottomanes d’Istanbul, manifeste une esthétique unifiée et profondément symbolique, reflet d’une civilisation qui valorise l’harmonie, l’équilibre et l’infini (Blair & Bloom, 1994).

b) Littérature et poésie : l’influence culturelle de l’islam

La civilisation islamique produit également une littérature riche et variée :

  • Poésie mystique et philosophique : Rûmî, Ibn ‘Arabî, ‘Umar Khayyâm.

  • Littérature historique et géographique : Ibn Khaldûn (père de la sociologie), al-Mas‘ûdî (historien des civilisations).

  • Littérature romanesque : Les Mille et Une Nuits, témoignage d’un imaginaire narratif riche, devenu patrimoine mondial (Irwin, 1994).


5. L’islam politique : pouvoir religieux, pouvoir temporel

a) Le sultanat : séparation progressive du pouvoir spirituel et politique

À partir du XIᵉ siècle, l’émergence des sultanats, notamment sous les Seldjoukides puis les Ottomans, marque une séparation relative entre pouvoir spirituel (symbolisé par le calife, gardien de la Loi religieuse) et pouvoir temporel (sultan, détenteur du pouvoir militaire et administratif). Ce modèle, qualifié parfois de « césaropapisme islamique » (Lewis, 1993), permet une articulation complexe entre légitimité religieuse et réalité politique pragmatique.

b) L’imamat chiite : une théocratie alternative

Chez les chiites duodécimains, le pouvoir politique est théoriquement détenu par l’Imam, descendant du Prophète, considéré comme infaillible et divinement guidé. Durant l’occultation du douzième Imam (depuis 874), cette théorie a conduit à un retrait temporaire du pouvoir politique. Cependant, avec la Révolution iranienne en 1979, l’idée d’une autorité religieuse directe sur l’État refait surface, incarnée par le concept de « gouvernement du juriste-théologien » (velâyat-e faqîh) introduit par Khomeini (Amir-Moezzi, 2007).

c) Islam et politique : modèle diversifié

Le rapport de l’islam au pouvoir politique reste aujourd’hui profondément diversifié, avec plusieurs modèles coexistant :

  • Arabie Saoudite : monarchie conservatrice sunnite, basée sur le pacte historique entre pouvoir royal et wahhabisme.

  • Iran : république islamique chiite dirigée par le clergé.

  • Turquie : république laïque depuis Atatürk (1923), évoluant récemment vers un modèle de réislamisation conservatrice.

  • Maroc, Jordanie : monarchies constitutionnelles modérées, utilisant l’islam comme source de légitimité politique, sans remettre en cause fondamentalement le pluralisme politique (Esposito & Voll, 1996).

Cette pluralité témoigne d’une plasticité notable de l’islam dans son rapport au politique.

6. L’impact de la colonisation et les défis contemporains

a) Colonisation européenne et effondrement des structures islamiques traditionnelles (XIXᵉ–XXᵉ siècle)

La colonisation européenne des XIXᵉ et XXᵉ siècles entraîne une profonde remise en cause des structures islamiques traditionnelles :

  • Fin du califat ottoman en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk.

  • Abolition ou marginalisation des tribunaux religieux (application de codes civils occidentaux).

  • Suppression ou nationalisation des fondations pieuses (waqf), limitant considérablement l’autonomie institutionnelle de l’islam traditionnel (Lapidus, 2002).

Face à ces bouleversements, le monde musulman connaît une crise identitaire, sociale et politique profonde.

b) Résistances et réformes islamiques à la modernité

En réponse à ce choc colonial, plusieurs types de réactions émergent dans le monde musulman :

  • Résistance armée (Émir Abdelkader en Algérie, Mahdi du Soudan).

  • Réformes intellectuelles internes : Jamâl al-Dîn al-Afghânî, Muhammad ‘Abduh, Rashîd Ridâ appellent à réformer l’islam pour l’adapter à la modernité, tout en préservant sa spécificité identitaire (Hourani, 1983).

Ces tentatives de réformes témoignent d’une volonté d’intégrer sélectivement les aspects positifs de la modernité européenne (science, progrès social) sans abandonner les principes islamiques fondamentaux.

c) Islamisme politique moderne et contemporain

Au XXᵉ siècle apparaît un islamisme politique affirmant que l’islam doit redevenir le fondement exclusif de l’État et de la société. Ce courant est représenté principalement par :

  • Frères musulmans en Égypte (fondés en 1928), devenant une force majeure du monde arabe (Mitchell, 1969).

  • Révolution islamique iranienne de 1979, instaurant une théocratie chiite.

  • Divers mouvements islamistes radicaux (Al-Qaïda, Daech, Boko Haram) qui utilisent la violence politique et le djihadisme comme stratégie révolutionnaire.

Ce phénomène complexe reflète à la fois une crise de légitimité des États postcoloniaux et un besoin de réappropriation identitaire des populations musulmanes (Roy, 1992).

7. Nouvelles dynamiques : pluralisme, mondialisation et modernité islamique

a) Islam pluralisé : diversité contemporaine

Aujourd’hui, l’islam est profondément pluralisé et diversifié, avec une grande variété de courants coexistant à l’échelle mondiale :

  • Soufisme spirituel contemporain (popularité accrue en Occident).

  • Islam réformiste et libéral (valorisant l’égalité des genres, les droits humains, la démocratie).

  • Islam traditionaliste et conservateur (maintien strict des règles de la sharî‘a classique).

  • Islam politique (modéré ou radical).

Cette pluralisation témoigne d’une adaptation continue de l’islam aux défis contemporains (Eickelman & Piscatori, 1996).

b) Islam diasporique : nouvelles formes d’expression religieuse

Dans les sociétés occidentales (Europe, Amérique du Nord), une forme nouvelle d’islam diasporique apparaît, développant des institutions autonomes et une théologie contextualisée, adaptée au statut minoritaire, démocratique et séculier (Cesari, 2004).

Ce phénomène entraîne la formation d’une identité musulmane globale, influencée par les réalités sociales, économiques et politiques des sociétés occidentales modernes.

c) Enjeux contemporains : Islam et globalisation

L’islam contemporain se trouve également confronté à plusieurs enjeux majeurs :

  • Relation à la démocratie et aux droits humains.

  • Pluralisme religieux et cohabitation interreligieuse.

  • Place des femmes et évolution des normes sociales.

  • Rapports à la mondialisation économique, culturelle et technologique (Roy, 2004).

Ces questions suscitent débats et tensions internes, révélant à la fois les défis d’une adaptation complexe et les potentialités d’innovation intellectuelle et théologique.

Conclusion

L’histoire de l’islam, depuis ses origines politiques jusqu’à ses défis contemporains, montre une capacité à s’adapter, à évoluer et à influencer les sociétés, tout en conservant une identité religieuse et culturelle forte.

La civilisation islamique a été non seulement un empire politique puissant, mais aussi un acteur intellectuel, scientifique et artistique majeur de l’histoire mondiale. Aujourd’hui, elle reste une civilisation en constante réinvention, confrontée aux défis de la modernité, de la pluralité interne et de la mondialisation.

Comprendre cette influence civilisationnelle et politique durable de l’islam permet de mieux saisir son rôle historique majeur et ses enjeux contemporains dans un monde globalisé et complexe.