Fondements de l'islam

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L’islam repose essentiellement sur deux fondements scripturaires majeurs : le Coran, texte sacré considéré par les musulmans comme la parole divine révélée à Muhammad (ﷺ), et la Sunna, ensemble des paroles, actions et approbations attribuées au Prophète (ﷺ). Autour de ces sources, s’est élaborée une vaste tradition religieuse, juridique, théologique et spirituelle d’une richesse exceptionnelle (Rahman, 1979).

Cependant, ces textes n’ont pas toujours existé sous leur forme actuelle : leur transmission, canonisation et interprétation ont fait l’objet de débats internes complexes et de recherches historico-critiques approfondies. Cet article retrace la genèse, la structure et l’autorité des textes fondateurs de l’islam dans une perspective équilibrée entre tradition croyante et critique historique contemporaine.

1. Le Coran : révélation, compilation et canonisation

a) Révélation du Coran selon la tradition musulmane

Selon la foi musulmane, le Coran est la parole éternelle, incréée et inaltérée de Dieu (Allah), révélée progressivement à Muhammad (ﷺ) par l’intermédiaire de l’ange Gabriel (Jibrîl), entre 610 et 632, en langue arabe claire (Coran 26:192–195). La révélation intervient dans des contextes précis, répondant souvent aux défis et questions auxquels Muhammad (ﷺ) et ses compagnons sont confrontés (Watt, 1961).

Le Coran se présente ainsi non pas comme un récit linéaire mais comme une série d’exhortations spirituelles, d’injonctions morales, de règles juridiques et de récits prophétiques destinés à guider les croyants vers la voie droite (as-sirât al-mustaqîm) (Neuwirth, 2019).

b) Compilation et canonisation du Coran

Selon les récits musulmans traditionnels, la compilation écrite du Coran se déroule en plusieurs étapes :

  • Sous le premier calife Abû Bakr (632–634), une première version complète aurait été collectée sur des fragments écrits et dans les mémoires des compagnons (al-Bukhârî, IXᵉ s.).

  • Sous le troisième calife, ‘Uthmân ibn ‘Affân (~650), une version officielle standardisée du Coran aurait été établie par un comité, diffusée dans toutes les provinces de l’Empire islamique naissant. Toutes les autres variantes auraient été alors détruites afin d’éviter les divergences doctrinales (al-Bukhârî, IXᵉ s.).

Toutefois, pour les historiens modernes tels que Gerd-Rüdiger Puin et Behnam Sadeghi (2011), la découverte de manuscrits anciens, notamment ceux trouvés dans la grande mosquée de Sanaa (Yémen) dans les années 1970, indique un processus plus graduel de stabilisation du texte coranique, sans remettre en cause fondamentalement la grande stabilité du texte à partir du VIIᵉ siècle (Sinai, 2017). Un article complet à ce sujet est développé sur ce site.

2. Structure et contenu du Coran : entre spiritualité, loi et récit

a) Structure du texte coranique

Le Coran est structuré en 114 sourates (chapitres), chacune divisée en versets (âyât). Les sourates sont classées, à l’exception de la première (al-Fâtiha), de la plus longue (al-Baqara) à la plus courte (al-Nâs). Ce classement n’est ni chronologique, ni thématique, reflétant plutôt l’usage liturgique du texte dans la prière et la récitation collective (Neuwirth, 2019).

Les chercheurs, à la suite du philologue allemand Theodor Nöldeke (XIXᵉ s.), distinguent généralement :

  • Les sourates mecquoises (avant 622) : courtes, poétiques, centrées sur l’unicité divine, la résurrection et le jugement dernier.

  • Les sourates médinoises (622–632) : plus longues, comportant des règles sociales, juridiques et des références aux luttes de la communauté musulmane primitive (Sinai, 2017).

b) Thèmes et spécificités du Coran

Le Coran aborde une variété très riche de thèmes fondamentaux :

  • Tawḥîd (unicité divine) : le message central, constamment répété, est l’affirmation absolue de l’unité de Dieu et l’exclusion stricte de tout polythéisme ou associationnisme (shirk) (Izutsu, 1964).

  • Morale et éthique : le Coran insiste sur la responsabilité individuelle, la justice sociale, la solidarité envers les pauvres et les faibles, le respect des engagements (Coran, 4:58, 17:23–39).

  • Juridique (Sharî‘a) : certains passages fixent les bases du droit familial, commercial, pénal et cultuel, qui seront ensuite développées par la jurisprudence islamique (fiqh) (Schacht, 1964).

  • Récits prophétiques : le Coran relate des histoires de prophètes antérieurs, comme Adam, Noé, Abraham, Moïse, ou Jésus (considéré comme prophète), destinées à conforter le Prophète Muhammad (ﷺ) et à rappeler la continuité du message divin (Reynolds, 2010).

Cette multiplicité des genres et des registres linguistiques fait du Coran un texte complexe, qui échappe aux catégories classiques occidentales (Neuwirth, 2019).

3. La Sunna : le modèle prophétique comme source normative

a) Définition et importance de la Sunna

La Sunna représente la conduite exemplaire du Prophète Muhammad (ﷺ), ses paroles (qawl), actions (fi‘l) et approbations tacites (taqrîr). Dans l’islam sunnite comme chiite, elle constitue la seconde source normative majeure après le Coran, servant de référence essentielle pour guider la pratique religieuse, sociale et éthique des musulmans (Rahman, 1979).

Le Coran lui-même recommande explicitement aux croyants de suivre l’exemple prophétique, considéré comme la meilleure illustration concrète de l’enseignement coranique (Coran, 33:21).

b) Transmission et compilation des hadiths

La Sunna est principalement connue par les recueils de hadiths, compilations écrites de récits sur le Prophète (ﷺ), dont les plus importants datent des IXᵉ–Xᵉ siècles :

  • Les recueils de al-Bukhârî (m. 870) et Muslim (m. 875), considérés comme les plus authentiques par les sunnites.

  • Quatre autres recueils importants : Abû Dâwûd, Tirmidhî, an-Nasâ’î, Ibn Mâjah, formant ensemble « les six livres » (Kutub al-sitta) (Brown, 2009).

Ces compilateurs développent une véritable science du hadith (‘ilm al-hadîth), vérifiant soigneusement la fiabilité des transmetteurs (isnâd) et la cohérence du contenu (matn) pour garantir l’authenticité des récits attribués au Prophète (ﷺ) (Brown, 2009).

c) Divergences d’interprétation et autorité des hadiths

Bien que la Sunna soit reconnue par l’ensemble des musulmans, des divergences importantes existent dans sa réception :

  • Chiisme : Les chiites attribuent une autorité particulière aux traditions rapportées par les Imams descendants d’‘Alî ibn Abî Ṭâlib, considérés comme infaillibles (ma‘sûm) et investis par Dieu d’une sagesse spécifique (Amir-Moezzi, 2007).
    Les recueils chiites majeurs sont ceux d’al-Kulaynî (al-Kâfî), Ibn Bâbawayh al-Qummî (Man lâ yahduruhu-l-faqîh) et al-Ṭûsî (Tahdhîb al-aḥkâm).

  • Courants coranistes : Certains musulmans réformateurs contemporains, dits « coranistes », remettent partiellement ou totalement en cause l’autorité des hadiths, affirmant que seul le Coran constitue une source sûre et pleinement fiable pour guider la foi et la pratique musulmane (Brown, 2009).

La majorité des musulmans sunnites reconnaissent toutefois pleinement l’autorité normative des hadiths authentiques.

4. Le fiqh : La jurisprudence islamique, interprétation des sources sacrées

a) Formation du droit musulman

À partir des VIIIᵉ–IXᵉ siècles, le fiqh (jurisprudence islamique) se développe comme une discipline autonome visant à traduire les principes généraux du Coran et de la Sunna en règles pratiques (Schacht, 1964).

Les juristes (fuqahâ’) définissent quatre sources fondamentales de la Loi islamique (sharî‘a) :

  • Le Coran, source absolue et première.

  • La Sunna prophétique, comme deuxième source normative majeure.

  • Le consensus des savants musulmans (ijmâ‘), légitimant certaines interprétations collectives.

  • Le raisonnement analogique (qiyâs), permettant d’étendre la Loi à des situations non explicitement mentionnées dans les textes sacrés (Hallaq, 2009).

b) Grandes écoles juridiques sunnites et chiites

Dès le IXᵉ siècle, émergent quatre grandes écoles juridiques sunnites (madhâhib), toutes reconnues comme valides mais avec des divergences méthodologiques :

  • Hanafite (Irak, Asie centrale, Turquie) : privilégie la raison (ra’y) et la flexibilité dans l’interprétations des textes (Hallaq, 2009).

  • Malikite (Afrique du Nord, Andalousie) : accorde une importance particulière à l’usage historique de Médine (‘amal ahl al-Madîna) comme pratique normative.

  • Chaféite (Égypte, Asie du Sud-Est) : combine raisonnement logique et référence stricte aux hadiths authentiques.

  • Hanbalite (Arabie, Golfe) : littéraliste, fondée sur l’autorité directe des hadiths, rejetant les spéculations excessives (Melchert, 1997).

Les chiites duodécimains possèdent leur propre école juridique (ja‘farite), fondée sur le Coran, la Sunna prophétique, et surtout les enseignements des douze imams descendants d’‘Alî et Fatima (Amir-Moezzi, 2007).

5. Le tafsîr : exégèse coranique et pluralité des lectures

Le tafsîr désigne l’exégèse du Coran, dont l’objectif est de clarifier le sens des versets, d’expliquer leur contexte historique précis (asbâb al-nuzûl), et d’en dégager les implications juridiques, spirituelles ou théologiques (McAuliffe, 2006).

Historiquement, deux grandes méthodes se distinguent clairement :

  • Tafsîr bi-l-ma’thûr (« exégèse par tradition ») : basée principalement sur les récits prophétiques (hadiths), les paroles des compagnons du Prophète (ﷺ) ou des successeurs immédiats (al-Tabarî, Ibn Kathîr, al-Qurtubî).

  • Tafsîr bi-l-ra’y (« exégèse par raisonnement personnel ») : autorisant une lecture plus libre, spéculative, philosophique, ou mystique du texte coranique. Ce type d’exégèse caractérise souvent les commentateurs soufis (Rûmî, Ibn ‘Arabî) ou philosophes (Fakhr al-Dîn al-Râzî) (McAuliffe, 2006).

Parmi les exégètes classiques les plus influents figurent al-Tabarî (m. 923), auteur d’un tafsîr encyclopédique, Ibn Kathîr (m. 1373), plus littéraliste, ou al-Zamakhsharî (m. 1144), connu pour ses approches linguistiques et rationalistes (Neuwirth, 2019).

6. Perspectives critiques et contemporaines sur les textes fondateurs

a) Critiques orientalistes classiques

Depuis le XIXᵉ siècle, des orientalistes comme Ignaz Goldziher (m. 1921) ont appliqué une critique historico-philologique rigoureuse aux textes fondateurs musulmans. Goldziher a notamment montré que beaucoup de hadiths reflétaient davantage les préoccupations et débats doctrinaux des siècles postérieurs à Muhammad (ﷺ) que des paroles directement historiques (Goldziher, 1890).

b) Approches contemporaines musulmanes critiques

Plus récemment, des intellectuels musulmans tels que Mohammed Arkoun, Nasr Abu Zayd ou Fazlur Rahman ont défendu une approche herméneutique, historique et critique des textes fondateurs :

  • Fazlur Rahman insiste sur la nécessité d’une lecture contextuelle du Coran tenant compte des conditions historiques et sociales de sa révélation (Rahman, 1979).

  • Nasr Abu Zayd plaide pour une analyse littéraire et symbolique du Coran, en prenant en compte la subjectivité du lecteur et le contexte moderne d’interprétation (Abu Zayd, 1994).

Ces approches, tout en suscitant parfois de fortes résistances dans les milieux traditionalistes, illustrent bien la diversité des interprétations et la vitalité intellectuelle toujours actuelle des études islamiques.

Conclusion

Les textes fondateurs de l’islam – Coran et Sunna – constituent bien plus que de simples écrits religieux : ils sont le socle vivant d’un système éthique, juridique, théologique et spirituel complexe. Leur transmission historique, leur canonisation progressive et leur constante réinterprétation témoignent de la richesse d’une tradition intellectuelle en perpétuel renouvellement.

Loin d’être figés dans un passé mythique, ces textes continuent d’être relus, débattus et réinterrogés par les musulmans eux-mêmes, dans un dialogue permanent entre fidélité à la révélation divine et réponse aux enjeux humains, sociaux et spirituels contemporains.