Evolution des dogmes et conciles

7 min read

Dès ses origines, le christianisme s’est défini par la proclamation centrale de la foi en Jésus-Christ, considéré comme Fils de Dieu, mort et ressuscité. Toutefois, la clarification précise des dogmes, notamment sur la nature exacte du Christ, la Trinité ou l’Église elle-même, n’a pas été immédiate. Elle résulte plutôt d’un processus complexe, étalé sur plusieurs siècles, marqué par des débats théologiques intenses, des controverses violentes, et de grands rassemblements ecclésiaux appelés conciles œcuméniques (Kelly, 1968).

Cet article retrace de manière détaillée comment la doctrine chrétienne s’est progressivement structurée au fil des siècles à travers l’histoire des conciles, des grands débats théologiques, et des tensions permanentes entre diverses Églises et traditions chrétiennes (Kelly, 1968 ; Pelikan, 1975).

1. Les premières professions de foi : une foi simple aux contours ouverts (Iᵉ–IIᵉ siècles)

a) Formules primitives et diversité originelle

Les textes du Nouveau Testament eux-mêmes contiennent déjà des formules de foi simples et fondamentales, comme :

  • « Jésus est Seigneur » (Kyrios Iēsous) (Romains 10,9).

  • « Christ est mort pour nos péchés… il est ressuscité » (1 Corinthiens 15,3-5).

  • « Jésus-Christ est le Fils de Dieu » (Marc 1,1 ; Jean 20,31).

Ces formules, à l’origine essentiellement liturgiques et catéchétiques, ne représentent cependant pas encore des dogmes systématiques clairement définis. Elles sont ouvertes, flexibles, et ne visent pas encore à exclure des interprétations concurrentes (Kelly, 1968).

La doctrine normative précise émergera seulement progressivement, en réaction aux premiers écarts doctrinaux majeurs apparaissant dès le IIᵉ siècle (Pelikan, 1975).

b) Les premiers écarts doctrinaux : docétisme, adoptionnisme et gnosticisme

Très tôt, dès la fin du Ier siècle et tout au long du IIᵉ siècle, émergent des courants doctrinaux rapidement jugés hétérodoxes par l’Église majoritaire, comme :

  • Le docétisme : Jésus n’aurait eu qu’une apparence humaine illusoire, sans incarnation réelle (Kelly, 1968).

  • L’adoptionnisme : Jésus aurait été un simple homme, adopté comme Fils de Dieu à son baptême ou à sa résurrection (Pelikan, 1975).

  • Le gnosticisme : courant spirituel complexe affirmant un salut par la connaissance (gnosis), considérant souvent que le monde matériel était l’œuvre d’une divinité inférieure ou mauvaise (Jonas, 1958).

Pour Michel Tardieu (1984), ces premiers courants doctrinaux illustrent la grande fluidité théologique et doctrinale du christianisme primitif avant sa progressive « normalisation ».

2. L’émergence du dogme trinitaire : la réponse aux grandes controverses (IVᵉ siècle)

a) Le Concile de Nicée (325) : face à Arius

Le premier concile œcuménique de l’histoire chrétienne est convoqué en 325 à Nicée par l’empereur Constantin, principalement en réponse à la crise doctrinale majeure provoquée par le prêtre alexandrin Arius. Arius affirmait que le Fils (Jésus-Christ) avait été créé par Dieu le Père et lui était donc subordonné, remettant ainsi en question sa pleine divinité (Kelly, 1968).

Face à cette position, le concile de Nicée affirme solennellement que le Fils est « engendré, non pas créé, consubstantiel (homoousios) au Père ». Cette affirmation pose les fondements doctrinaux du futur dogme trinitaire, malgré le fait que l’Esprit Saint y demeure encore peu précisé (Pelikan, 1975).

b) Le Concile de Constantinople (381) : précision du dogme trinitaire

Cinquante ans plus tard, le concile de Constantinople (381) complète et précise définitivement la doctrine trinitaire en affirmant clairement la divinité pleine et entière de l’Esprit Saint. Le dogme trinitaire devient alors officiellement formulé comme :

  • « Un seul Dieu en trois personnes distinctes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit » (Pelikan, 1975).

Ce concile établit le Symbole de Nicée-Constantinople, encore utilisé aujourd’hui dans les liturgies catholique, orthodoxe et protestante, marquant ainsi une étape cruciale dans la stabilisation doctrinale du christianisme (Kelly, 1968).

3. Les controverses christologiques des IVᵉ–Vᵉ siècles : nature divine et humaine du Christ

a) Problèmes doctrinaux posés par Nestorius et Eutychès

Après la définition du dogme trinitaire, le débat se concentre sur la question précise de la relation entre les natures divine et humaine en Jésus-Christ. Deux hérésies majeures apparaissent au Vᵉ siècle :

  • Nestorianisme : défendu par Nestorius, patriarche de Constantinople, qui distinguait nettement les deux natures du Christ au point de refuser d’appeler Marie « Mère de Dieu » (Theotokos) (Kelly, 1968).

  • Monophysisme : porté notamment par Eutychès, qui affirmait qu’en Jésus la nature divine absorbait presque entièrement la nature humaine, réduisant ainsi la réalité de l’incarnation (Pelikan, 1975).

Ces deux positions extrêmes obligent l’Église à préciser davantage son enseignement officiel, donnant lieu à deux autres conciles majeurs.

b) Conciles d’Éphèse (431) et Chalcédoine (451) : clarification définitive

  • Le concile d’Éphèse (431) condamne Nestorius en affirmant officiellement que Marie est effectivement « Mère de Dieu » (Theotokos), et que Jésus-Christ est une personne unique ayant deux natures, pleinement divine et pleinement humaine, unies sans confusion (Kelly, 1968).

  • Le concile de Chalcédoine (451) précise définitivement cette doctrine avec la célèbre formule :

    • « Jésus-Christ est une seule personne en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation » (Pelikan, 1975).

Cette clarification dogmatique fondamentale pose définitivement les bases de la christologie orthodoxe, mais entraîne aussi des ruptures majeures avec certaines Églises orientales (coptes, syriaques, arméniennes) qui rejettent la formulation de Chalcédoine, considérée comme trop dualiste ou trop hellénique (Kelly, 1968 ; Pelikan, 1975).

4. Le dogme chrétien en Occident : péché originel, grâce et salut (Vᵉ–XIᵉ siècle)

a) Augustin contre Pélage : un débat majeur sur la grâce

Au début du Vᵉ siècle, une controverse décisive oppose Augustin d’Hippone à Pélage, moine britannique. Cette controverse tourne autour de la question fondamentale du salut :

  • Pélage affirme que l’homme est capable, par sa propre volonté, de choisir librement le bien moral, minimisant ainsi la nécessité absolue de la grâce divine (Brown, 1967).

  • À l’inverse, Augustin insiste sur le péché originel qui marque profondément la nature humaine. Selon lui, l’homme ne peut accéder au salut que grâce à la grâce gratuite et imméritée de Dieu, indépendante de tout mérite personnel (Brown, 1967).

Le concile local de Carthage en 418 tranche en faveur d’Augustin, faisant ainsi du péché originel et de la nécessité absolue de la grâce divine des éléments centraux de la théologie occidentale, influençant profondément les doctrines chrétiennes ultérieures, notamment celles des Réformateurs protestants comme Luther et Calvin (Kelly, 1968).

b) Le Filioque et les prémices du schisme Est/Ouest

Un autre point doctrinal majeur apparaît progressivement en Occident : l’ajout du Filioque (« et du Fils ») au Credo, affirmant que l’Esprit Saint procède du Père et du Fils. Cet ajout, d’origine occidentale et latin, est fortement contesté par les Églises orientales, qui y voient une modification unilatérale du Credo originel (Pelikan, 1975).

Ce différend doctrinal, conjugué à des tensions politiques et ecclésiales croissantes, conduira progressivement à la rupture majeure du schisme entre Orient (orthodoxe) et Occident (catholique) en 1054 (Pelikan, 1975).

5. Dogmes médiévaux : sacrements, eucharistie et mariologie (XIIᵉ–XVIᵉ siècle)

a) Transsubstantiation et les sept sacrements

À partir du Moyen Âge central, l’Église occidentale précise plusieurs dogmes importants :

  • En 1215, le concile de Latran IV définit officiellement la doctrine de la transsubstantiation, selon laquelle le pain et le vin deviennent substantiellement le corps et le sang du Christ durant l’Eucharistie (Macy, 1984).

  • Le concile de Florence (1439) formalise la liste des sept sacrements (baptême, eucharistie, confirmation, pénitence, mariage, ordre, extrême-onction), affirmant leur caractère divinement institué et nécessaire au salut (Macy, 1984).

Ces dogmes répondent à des controverses populaires et à la nécessité pastorale d’uniformiser les pratiques, tout en renforçant l’autorité centralisée de l’Église romaine (Le Goff, 1988).

b) Le concile de Trente (1545–1563) : réaction face à la Réforme protestante

La Réforme protestante du XVIᵉ siècle pousse l’Église catholique à préciser encore davantage sa doctrine officielle. Le concile de Trente définit ainsi clairement :

  • Le canon biblique catholique, incluant explicitement les livres deutérocanoniques rejetés par les protestants.

  • La justification par la foi et les œuvres, en opposition directe à la doctrine protestante de la sola fide (foi seule).

  • La réaffirmation des sept sacrements, de la hiérarchie ecclésiale, du culte des saints, et du pouvoir d’intercession marial (O’Malley, 2013).

Selon Jean Delumeau (1977), Trente marque le passage décisif à un catholicisme profondément structuré, centralisé et dogmatisé, qui dominera le catholicisme occidental jusqu’au XXᵉ siècle.

6. Dogme et modernité : adaptation, résistance et renouvellement (XIXᵉ–XXIᵉ siècle)

a) Vatican I (1870) : affirmation de l’infaillibilité papale

Face à la montée des idées modernes (rationalisme, libéralisme, critiques historiques), le concile Vatican I (1870) définit solennellement le dogme de l’infaillibilité papale : le pape est déclaré infaillible lorsqu’il proclame solennellement (ex cathedra) une doctrine en matière de foi et de morale (O’Malley, 2013).

Cette définition renforce considérablement la centralisation doctrinale catholique mais provoque aussi de fortes tensions internes, notamment au sein du catholicisme gallican français ou des courants catholiques libéraux en Europe (McBrien, 1994).

b) Vatican II (1962–1965) : ouverture au monde et aggiornamento

Le concile Vatican II marque un tournant majeur dans la posture doctrinale catholique au XXᵉ siècle. Tout en ne modifiant pas les dogmes fondamentaux du catholicisme, il engage une ouverture considérable vers le monde moderne :

  • Dialogue interreligieux approfondi (avec judaïsme, islam, protestantisme, orthodoxie).

  • Réforme liturgique majeure (passage à la langue vernaculaire, simplification des rites).

  • Valorisation de la collégialité épiscopale face à la centralisation excessive.

  • Nouvelle approche positive de la modernité, de la science et des droits de l’homme (Alberigo, 1995).

Selon Giuseppe Alberigo (1995), Vatican II change radicalement l’attitude doctrinale de l’Église catholique en passant d’une posture défensive et fermée à un dialogue positif et constructif avec la modernité.

Conclusion

L’évolution des dogmes et des conciles chrétiens montre clairement que le christianisme ne s’est pas contenté de proclamer une foi simple : il a constamment cherché à la définir, à la préciser, à la défendre face aux controverses internes et externes (Kelly, 1968 ; Pelikan, 1975).

Le dogme chrétien, loin d’être une vérité immuable ou tombée du ciel, est le fruit d’une construction progressive, historiquement située, souvent conflictuelle mais toujours dynamique. Ces définitions doctrinales ont structuré profondément l’identité chrétienne, façonné la liturgie, l’art religieux, l’autorité ecclésiastique, mais elles demeurent ouvertes aux questionnements contemporains (McBrien, 1994).

Cette évolution doctrinale permanente constitue précisément la force d’une tradition chrétienne vivante, en perpétuel dialogue avec son histoire, capable de renouveler constamment la compréhension du mystère divin dans le langage et les préoccupations des hommes de chaque époque (Alberigo, 1995).